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La Nature hasardeuse dans sa vierge énergie*

La Nature hasardeuse dans sa vierge énergie*

Œuvre éclatante menée par une technique photographique originale, mais dont le propos scientifique semble confus et variable.

Beau livre

Œuvre éclatante menée par une technique photographique originale, mais dont le propos scientifique semble confus et variable.

Les artistes devraient parfois savoir se taire. Jugement péremptoire, j’en conviens, et assez injuste également, mais c’est le triste constat auquel je parviens après avoir refermé le livre de Marie-Jeanne Musiol, La forêt radieuse : un herbier énergétique, publié par la galerie d’art contemporain montréalaise Pierre-François Ouellette, où s’est tenue d’ailleurs une exposition de son travail du 26 janvier au 2 mars 2019.

Mais ouvrons à nouveau ce livre. Il faut bien me comprendre, les photographies de Musiol sont sans conteste éblouissantes, fruit de sa technique et de la singulière étrangeté de la nature qui dérobe à notre regard ses plus intimes richesses, parce qu’invisibles à l’œil nu ou encore inconnues du savoir humain. Le procédé qu’utilise la photographe est appelé « kirlianographie » du nom des chercheurs soviétiques Valentina et Semyon Kirlian. « Le corps (plante, feuilles, etc.) est traversé par une décharge électromagnétique qui provoque l’apparition d’une couronne lumineuse. Grâce à une technique sans caméra apparentée au photogramme, l’image de la couronne s’enregistre immédiatement sur la surface analogique du film ou du papier photographique. » L’artiste amasse ces photos et confectionne un herbier dans la plus pure tradition des Marie-Victorin de ce monde. Encore que sa version « énergétique » tente plutôt de glisser vers une « vision de leur [celle de la feuille] substance ondulatoire ». L’énergie lumineuse qui se déploie sur les pages en papier semi-glacé est palpable et caractéristique de celle que l’on trouve dans l’infiniment grand, comme le suggère l’artiste en juxtaposant ses propres planches à celles de la NASA ou du télescope Hubble. Outre ce rapprochement entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, assez convenu en vérité, la technique qu’emploie Musiol permet une contemplation inusitée et originale du végétal, elle crée un détour qui force à se rendre compte du magnétisme tranquille animant la terre, de cette capacité qu’a la photographie (par le biais de la kirlianographie) à « excéder la représentation convenue d’un objet matériel, métaphorique ou symbolique ».

Feuilles d’herbe

Le texte de Musiol, en dix chapitres, oscillant entre les sciences pures et une poésie exaltée toute whitmanienne, reprend cette idée. Bien qu’il soit, pour parler assez platement, inégal, il est à ne point douter le produit d’une recherche assidue et si, pour être entièrement honnête, je ne me sens pas toujours équipé pour m’en faire une idée claire, ayant des lacunes dans le domaine des sciences, je crois néanmoins qu’il n’est pas le meilleur compagnon de l’œuvre de Musiol. Sous cet amas théorique, je dois l’admettre, mon intérêt se délite aussi rapidement qu’une cellule vivante sous la radiation. Long et touffu, le texte sursignifiant se perd en flux d’informations et aurait mérité à mon humble avis d’être resserré et recentré. En page 10, Musiol écrit comme référence à la photo de la page 13 : « L’univers des plantes aux centaines de milliers de formes végétales ouvre un registre de configurations infinies. » Pourquoi avoir éprouvé le besoin de l’écrire alors que ses photos sont si probantes et permettent sans contredit de sentir cette affirmation ? S’agit-il d’un manque de confiance face à son œuvre, qu’elle tenterait de masquer par une surabondance théorique ? Ou est-ce un manque de savoir-faire en ce qui a trait à la vulgarisation scientifique et à sa transmission ? Que Musiol explique sa technique photographique, qu’elle fasse la démonstration des variations possibles des prises de vue et de l’influence d’une feuille coupée sur l’énergie qu’elle induit, certes, mais je préfère comme l’écrivait le poète algérien Jean Sénac, « […] le silence pétillant fidèle/plus tendre que les mots sans voix ». L’objet-livre est, pour le dire crûment, ordinaire. L’exécution semble sans faille : reliure cousue, tranche-fil, signet de tissu. Mais aucun élément ne relève l’ouvrage comme le feraient des épices pour un plat. L’apprêt de la couverture, les fontes utilisées ne suscitent pas l’enthousiasme et ne font que marquer un conformisme ennuyant. Et au passage, soulignons le manque de hiérarchie dans l’organisation du texte et des références des planches de l’herbier, qui enraye la lisibilité et peu à peu désengage le lecteur.

En page 195, quatre vignettes présentent l’herbier mis en espace par l’autrice sous forme d’installation. Le peu qu’on nous donne à voir semble prometteur. Ajouter ces photos aurait probablement secoué l’idée d’un herbier traditionnel, mais aurait peut-être permis de casser la redondance et le rythme assez plat du livre. Musiol touche néanmoins au sublime lorsqu’elle sort du cadre strict de la représentation de la feuille, par l’utilisation de la macro notamment ou à tout le moins du gros plan. L’intérêt de l’ouvrage s’en trouve finalement rehaussé. Délaissant le figuratif pour entrer dans une danse abstraite avec la lumière, faite d’une ligne énergétique, chaotique, vivante, elle parvient à faire « replonger [le lecteur] aux sources de l’émerveillement et du monde qui se crée ». ♦

*Le titre de cette critique est tiré de Feuilles d’herbe de Walt Whitman.

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Marie-Jeanne Musiol
Montréal, Pierre-François Ouellette art contemporain
2018, 214 p., 59.00 $