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La mort vous va si bien

En s’inspirant d’un essai sur le transhumanisme, Jean-Philippe Baril Guérard donne naissance à une pièce d’anticipation à la fois grave et farfelue, où l’humain aurait (presque) vaincu la mort.

Théâtre

En s’inspirant d’un essai sur le transhumanisme, Jean-Philippe Baril Guérard donne naissance à une pièce d’anticipation à la fois grave et farfelue, où l’humain aurait (presque) vaincu la mort.

Depuis sa sortie de l’École de théâtre du cégep de Saint-Hyacinthe en 2009, Jean-Philippe Baril Guérard a donné dans le récit, la nouvelle, le roman et, bien entendu, le théâtre. À mon sens, c’est avec Tranche-cul (Dramaturges, 2014) que l’auteur a confirmé ses aptitudes comme dramaturge. Dans ce théâtre de la cruauté, en rupture nette avec la bienséance et la bien-pensance, des hommes et des femmes, nos contemporains, prennent un malin plaisir à persécuter leur prochain et apparaissent dans toute leur horreur.

Presque un an après sa création à l’Espace Libre, dans une mise en scène de l’auteur, La singularité est proche paraît aux Éditions de Ta Mère sous une fort jolie couverture illustrée par Benoit Tardif. En puisant librement à l’essai du même nom écrit par le futurologue états-unien Ray Kurzweil, Baril Guérard s’engage sur un nouveau territoire, celui de l’anticipation, voire de la science-fiction, mais tout en conservant son ton caustique, ses dialogues à la fois comiques et alarmants, sa grande justesse d’observation sur la nature humaine.

Une très belle journée

«Ça va être une très belle journée aujourd’hui.» Ce sont les premiers mots que prononce Anne après s’être réveillée en sursaut sur «une île, probablement quelque part en Nouvelle-Angleterre». Surgissent rapidement sa sœur Élise et son copain Oli, sans oublier David, le soupirant, et Bruno, l’hilarant collègue de bureau. Le séjour à la plage, d’abord banal, ne cesse de gagner en étrangeté. Variations, reproductions et diffractions de la séquence temporelle de base donnent peu à peu naissance à une vertigineuse architecture. On finira par comprendre que les proches d’Anne souhaitent que son âme soit «transférée» contre son gré dans un nouveau corps et que ses souvenirs soient «cartographiés», une procédure qui permettra, pour la 72e fois (!), de redonner vie à la trentenaire née… il y a 200 ans: «As-tu une idée de ce que nos parents auraient donné pour avoir la chance de se transférer? lance Élise. On est la première génération à avoir vaincu la mort pis toi tu te dis — tu te dis no thanks, merci j’en ai pas besoin?»

Un monde où la mort n’existe plus, pour le meilleur et pour le pire, un univers absurde et néanmoins terrifiant, voilà ce que Baril Guérard a imaginé: «Le temps a juste pus de sens pour moi Élise! affirme Anne. Je comprends pas pourquoi faudrait que je me lève le matin si de toute façon y va y en avoir mille pis dix mille pis cent mille autres matins! Je comprends pas l’intérêt de continuer ça pour toujours tout le temps! Pis de toute façon ça pourra même pas durer toujours tout le temps, parce qu’un moment donné le Soleil le Soleil le Soleil le Soleil le Soleil va — grossir — gonfler — griller la Terre!» En plus d’adopter une forme dont la complexité n’a d’égale que la cohérence, un ton aussi cruel que désopilant, la comédie dramatique transhumaniste parvient, sans jamais verser dans le didactisme ou faire la morale, à soulever un nombre incalculable de questions éthiques fondamentales, à commencer par les incidences spirituelles, environnementales et relationnelles de la vie améliorée, prolongée ou éternelle.

Un nouveau courant

Après Siri de Maxime Carbonneau et Laurence Dauphinais, sur les possibilités et les limites de l’intelligence artificielle, Post Humains de Dominique Leclerc, une captivante autofiction documentaire sur les augmentations corporelles et cognitives, et Les robots font-ils l’amour? d’Angela Konrad, faux colloque sur l’explosion des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et cognitique) inspiré d’un essai scientifico-philosophique de Laurent Alexandre et Jean-Michel Besnier, on peut oser dire qu’un nouveau courant consacré au transhumanisme est en train d’apparaître dans le paysage dramaturgique québécois. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que ces créateurs de théâtre, non satisfaits d’aborder des thèmes aux ramifications infinies, des enjeux cruciaux — qui nous concernent tous, qu’on le veuille ou pas —, choisissent de se lancer de surcroît dans une recherche formelle et esthétique qui serait elle aussi, en soi, une expression de ces nouvelles réalités, une manière de représenter des territoires peu explorés, de les donner à apprivoiser, et peut-être, qui sait, de laisser entrevoir des conceptions inédites de la vie et de la mort. ♦

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Jean-Philippe Baril Guérard
Montréal, Ta Mère
2018, 136 p., 20.00 $