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La mort d'Éric

Le labo
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Père, j’ai tout tenté. J’ai essayé de ne plus lire, de ne plus écrire, de ne plus me souvenir, je me suis livré corps et âme aux échardes et à la poussière, à l’alcool et à la peur afin de ne plus ressentir ton empreinte. Je dois maintenant te tuer une dernière fois. Je t’emmène en virée, on the road de Charlevoix à Rosemont, voix et mots croisés dans un duel littéraire épique dont j’ai choisi l’issue: à la fin du parcours, je t’abandonnerai à la Rivière-des-Prairies. Tu seras redevenu le petit Éric de ton roman Les masques, un garçon blond qui s’enfonce dans l’eau et les algues lorsque sa chaloupe chavire pendant une fête familiale, avec en toile de fond l’ancêtre pepére Tobie qui se berce sous le saule géant, comme si on l’avait oublié, le troupeau de tantes, d’oncles, de nièces et de neveux captivé par le va-et-vient de l’embarcation de la police, et de ses phares balayant cette rivière qui mange les enfants.

Je suis allé te déterrer à la sépulture familiale. C’était une nuit de récit d’épouvante, une brume flottait entre les tombes du repos Saint-François d’Assise; sous la lueur de la lune, ton corps, discret et léger, tenait dans ma main. En quelques semaines, tu as vite repris du coffre, dépassant même les cent quatre-vingts livres que tu pesais de ton vivant. Tu vides mon frigidaire, tu squattes mon fauteuil de lecture, tu mets ma robe de chambre, mes pantoufles, tu bois du café à longueur de journée et tu me regardes écrire. C’est moi qui joue le rôle de l’écrivain maintenant; je suis celui qui brasse les souvenirs dans la grande marmite de la fiction comme tu le faisais, mélangeant ta vraie mémoire et ta fausse mémoire d’auteur, à mi-chemin entre le réel, la fable et le mensonge.

C’est à moi de te digérer.

Tu parcours les rayons de ma bibliothèque remplie de noms qui te sont inconnus; Balzac et Proust ont disparu, mais j’ai conservé Céline, Mallarmé et Faulkner… Tu fais ton frais dans mon appartement, tu reluques l’écran de mon portable par-dessus mon épaule, tu me regardes de haut, ton œuvre accomplie, mais tu n’as aucun vrai souvenir de ta mort… Tu l’avais pourtant fantasmée dans ton dernier roman, Tout était noir et il crut qu’il éclatait, que comme un bouchon de champagne sa tête pétait pchttt!, mais te souviens-tu de ce soir de novembre 1984?

Depuis deux ans, tu partageais avec maman un secret, cette tumeur qui allait exploser sous ton crâne. Dans un geste de déni ou de résignation, tu as refusé qu’on te fouille dans la tête, tu as joué avec ta vie pour un peu de temps encore, pour un autre roman aussi enragé et violent que les autres. Un jour, tu m’avais dit souhaiter l’invention d’une pilule qui aurait remplacé la ronflette et les rêves, tu aurais ainsi pu lire et écrire à ton goût; j’avais cru que tu avais succombé à l’idée que dormir est une perte de temps, workaholic avant la lettre, mais ce n’était pas ça: tu sentais la mort te piocher le cerveau et tu avais des projets pour les quinze ans à venir, sans oublier tous ces auteurs et autrices qui attendaient ton verdict de publication, fébriles de voir leurs manusses marqués au BIC bleu du Grand Éditeur Confesseur.

C’est arrivé à la dernière journée du Salon du livre de Montréal; ça ne s’invente pas, un écrivain qui meurt dans une orgie de bouquins, dans l’indifférence la plus complète de la foule. J’étais parti tôt ce jour-là travailler au kiosque de ta maison d’édition; je ne t’avais pas croisé au déjeuner, j’avais pris l’autobus seul dans le froid qui transperçait mon jacket trop léger pour la saison. Quand tu es arrivé au stand un peu avant l’heure du dîner, tu n’étais pas beau à voir, le regard fuyant, les yeux plus cernés que d’habitude, comme si tu n’avais pas dormi. Dans l’après-midi, tu as abandonné ton poste pour boire une bière avec d’autres éditeurs dans les aires de restauration. Les maux de tête qui te tracassaient depuis trop longtemps étaient devenus insoutenables, une pression te cassait la nuque; tu as vomi devant tout le monde comme un ivrogne pas de classe. Tes collègues ont peut-être ri, peut-être ont-ils mis ça sur le dos de la fatigue.

Ce n’était encore rien.

Tu t’es enfermé dans une cabine des toilettes publiques tout près, ton agonie contenue dans seize pieds carrés. J’allais te voir de temps à autre, m’informant si ça allait; «oui, oui», disais-tu. Maman, elle aussi au Salon, cachait mal son inquiétude, parlait d’indigestion, d’intoxication alimentaire. Ce n’était encore rien.

À quoi as-tu pensé?

Savais-tu qu’elle était là, la mort?

La voyais-tu?

Après environ une heure, maman et moi sommes retournés te chercher; tu ne répondais plus à nos questions, assis par terre, accoté sur la cuvette. Nous t’avons ramené au kiosque; la foule s’était clairsemée, la kermesse tirait à sa fin, les exposants empaquetaient les livres, soulagés, dans un brouhaha joyeux. Tu n’étais déjà plus tout à fait toi. Sur la 116, en route pour Saint-Hilaire, maman s’inquiétait, mais pas moi, j’étais surtout déçu de ne pas souper au restaurant comme après chaque Salon, ce n’était juste pas possible, la mort n’existait que dans les livres, et il y aurait le show de Maiden au Forum le surlendemain, et Nathalie, Marie-Chantal et Julie monopolisaient mes fantasmes d’adolescent.

Je t’ai aidé à monter jusqu’à ta chambre. Quand je t’ai couché, tu as fermé les yeux, je me suis tu, comme si j’avais moi aussi été plongé dans un coma, je n’ai pas crié, figé saisi, sans savoir que la mort s’était mise au travail, j’aurais voulu popa prendre ta tête dans mes mains te dire que moi je t’aimais toujours et que le reste n’avait pas d’importance et que j’aimais tout de toi, j’aimais tout car je voulais que tu restes éternellement près de moi, alors je ne bougeais pas, mon cœur était tombé dans mon ventre. Les paramédics sont arrivés, t’ont attaché sur la civière, te roulant jusque dans l’escalier. J’ai regardé l’ambulance sortir du driveway et disparaître avec maman à bord. Avec Kat, on a écouté un film d’horreur, je crois, je me souviens seulement d’un malaise diffus, d’une agitation: ça ne devait pas être si grave après tout, une scène semblable s’était déjà produite deux ans plus tôt.

Des voix dans le portique m’ont réveillé. Maman et tante Françoise étaient rentrées de l’hôpital; tout embrouillé dans le sommeil, je me suis levé et j’ai marché dans la lumière trop crue du corridor lorsque maman s’est retournée, la bouche déformée par une grimace que je ne lui connaissais pas: «Éric, ton père, ton père va mourir, ton père est mort.»

Le lendemain, dans le brouillard de la première neige, les deux pieds dans le cauchemar, on s’est rendus à l’hôpital.

On ne voyait que ta tête sur l’oreiller, dans le seul lit de la grande chambre des soins intensifs, comme si ton corps s’était déjà effacé, plus de jambes pour te sauver ou de bras pour nous prendre.

Je t’ai embrassé pour une dernière fois sur le front.

Jamais je n’aurais cru que la mort pouvait être si belle.

Un médecin nous a menés dans une petite salle pour nous annoncer qu’effectivement, nous étions devant une impasse; nerveux, des papiers à signer entre les mains, il paraissait tout excité, flairant l’aubaine; un homme de quarante et un ans en parfaite condition, mort cérébrale, c’est le buffet d’organes, on fait main basse sur tout, même les poumons, ça faisait près de dix ans que tu avais arrêté de fumer, de beaux poumons presque redevenus roses, foie, pancréas, cœur, yeux, toute!

Tes yeux… quelle est la dernière image qui s’est imprimée sur ta rétine?

Quand nous sommes sortis de l’hôpital, la neige avait cessé, le soleil brillait.

Le soir, maman m’a demandé de dormir avec elle dans votre chambre. J’y ai traîné mon matelas à une place dont les ressorts me perçaient la peau, je m’y suis couché. Nous avons parlé longtemps. Après un silence, elle s’est dressée sur un coude et m’a regardé. Elle a dit:

«Tu sais, Éric, c’est toi l’homme de la maison maintenant.»

Mais moi, je ne savais pas encore ce qui avait eu lieu dans cette nuit de novembre.

Même à présent, après tout ce temps, la douleur ne s’était pas calmée: pas exactement calmée, mais plutôt diluée, dispersée, avec des élancements aussi violents mais moins fréquents – et il pensait de moins en moins à cela, même dans la nuit…

 


Né à Montréal-Nord en 1968, Sébastien La Rocque est ébéniste et écrivain. Il a fait paraître aux éditions du Cheval d’août, Un parc pour les vivants (2017, sélection du prix des Rendez-vous du premier roman 2018) et Correlieu (2022). «La mort d’Éric» est un extrait en chantier de son prochain roman. Les passages en italique dans ce texte sont tirés des romans de Gilbert La Rocque.

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