Aller au contenu principal

La littérature dénucléarisée

La littérature dénucléarisée

Roman documenté et guidé par une velléité oscillant entre la littérature et l’enquête historique, Les chimiques se trouve cependant handicapé par une écriture maniérée qui lutte pour fonder ses propres résonances.

Roman

Roman documenté et guidé par une velléité oscillant entre la littérature et l’enquête historique, Les chimiques se trouve cependant handicapé par une écriture maniérée qui lutte pour fonder ses propres résonances.

La fascination de l’autrice pour la tragédie de Tchernobyl et ses conséquences pérennes est manifeste dans ce récit au synopsis ample mais téléphoné qui, par ailleurs, s’avère assez bien documenté pour sustenter tous les obsédés de dévastation nucléaire. Or, le roman ne se déploie jamais véritablement, car il n’est pas supporté par un dispositif narratif ouvragé avec assez de ruses pour insuffler du souffle au récit. Tout se passe comme si Caroline Devost ambitionnait d’alimenter son récit de toutes les caractéristiques plus ou moins clichées que l’on impute normalement au genre anthropologique soviétique et postsoviétique mais en discriminant les éléments qui pourraient asseoir sa construction romanesque. Pour cette raison, la « subjectivisation » de ses personnages s’avère grossière. On en vient à se demander si le reportage littéraire n’aurait pas constitué un aboutissement plus fécond et mieux arrimé à son intention de réhabiliter la menace nucléaire dans le zeitgeist.

Secrets de famille et césium 137

Vladimir Droski, l’amant slave d’Hélène, vient de mourir. Physicien de formation, il laisse dans le deuil son fils Grigori. Dans la foulée des funérailles, le fils fait la connaissance de son oncle Dima, un bandit sibérien, un urka, professionnel du crime, au code d’honneur inflexible, qui lui apprend que sa famille n’attend que de le rencontrer. Endeuillé mais galvanisé par le fait de se savoir fils d’un grand scientifique et la perspective de découvrir son clan, Grigori s’envole pour l’Ukraine. Secouée par ce départ précipité et furieuse que Vladimir lui ait dissimulé son passé, Hélène, qui est romancière, commence à enquêter de son côté. Dans un bar louche, elle tombe sur Dima qui lui confie que Grigori a été fait prisonnier par les autorités ukrainiennes alors qu’il participait à une manifestation.

Caroline Devost affiche une connaissance intime de l’histoire nucléaire soviétique. Son récit en bénéficie largement. Comme le démontre ce passage qui démasque le jeu politique des nations en cause : « La Biélorussie argue que la catastrophe s’est déroulée en Ukraine, qui clame haut et fort que ses coffres sont vides et ne peuvent soutenir la réhabilitation de Tchernobyl. La Russie, quant à elle, avance que l’URSS n’existant plus… ils n’ont pas à s’en mêler. » Ou encore lorsque Dima, conduisant Hélène dans la célèbre ville fantôme de Prypiat, lui permet de se rendre compte que « [l]e sol terreux sur lequel elle s’est accroupie ne sent rien ». Il s’agit d’un phénomène lié à la contamination radioactive excessive, dont se sert l’autrice pour injecter de la crédibilité à son roman. Or, la puissance d’évocation de Devost ne représente pas un enjeu littéraire pour elle. Par exemple, en menant ses personnages à Prypiat, icône de la désolation, l’autrice choisit de brandir un cliché éculé, celui du film de zombies, plutôt que de nous faire visiter les lieux en exhibant ce qu’ils sont dans leur étrangeté intrinsèque. Le beau roman de l’écrivain irlandais Darragh McKeon, Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, parvient davantage à nous signifier l’extraordinaire anormalité induite par cet accident nucléaire. La lecture de l’inclassable livre du stalker ukrainien Markiyan Kamysh, La Zone, aurait peut-être permis à l’autrice de dépeindre la dégradation avec plus d’acuité et de générosité.

En fait, Devost semble à son meilleur, c’est-à-dire plus éloquente et plus appuyée, lorsqu’elle saisit les ramifications sociologiques du fait nucléaire, en grande lectrice de Svetlana Alexievitch. C’est souvent Dima, le bandit tatoué, qui s’exprime avec le plus de plausibilité et de clairvoyance : « Regarde le fils du fils de Yakov Illinovitch Berberov, un liquidateur mort avant l’année 2000, grand ami de son frère Sacha. À dix ans, le petit Yakovinich est capable de s’amuser avec des jeux vidéo sur Tchernobyl, mais il pense que ce n’était que ça, un jeu, et il n’a jamais fait le lien avec son grand-père liquidateur. »

Mutants et altérations génétiques

Au cours des pérégrinations d’Hélène en Ukraine, on apprend que Vladimir travaillait à la centrale nucléaire de Tchernobyl au moment de la tragédie, et que les autorités russes, désireuses de préserver l’aura d’infaillibilité du régime, ont cherché à le museler pour qu’il ne communique pas l’ampleur et les causes véritables du désastre. Là où Caroline Devost fait preuve de beaucoup d’inventivité, c’est lorsqu’elle imagine une liste de gens, rescapés d’une première catastrophe nucléaire depuis l’Oural en 1950, qui auraient ensuite encaissé Tchernobyl en 1986. Les descendants de ces survivants se seraient adaptés aux radiations. Ils auraient muté génétiquement et auraient donné naissance à une nouvelle spéciation prometteuse pour la recherche sur le cancer.

Les chimiques n’est pas un mauvais livre. L’intrigue est complexe et se penche avec érudition sur plusieurs enjeux cruciaux. Les bonnes idées ne manquent pas. Les fulgurances, par contre, se font rares. Hélène, la protagoniste principale, est incarnée avec beaucoup de maladresse. La langue de Caroline Devost manque de caractère. Un phrasé incendiaire pour un récit nucléaire, voilà ce que nous avions anticipé… ♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Caroline Devost
Montréal, Leméac
2019, 192 p., 22.95 $