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La littérature anglo-québécoise en évolution

La littérature anglo-québécoise en évolution
Dossier

En 2001, j’ai déménagé au Québec, pour des raisons similaires à celles de bien des jeunes écrivains qui se sont installés ici au fil des décennies. Je m’étais inscrit au programme de création littéraire de l’Université Concordia. La lettre d’acceptation m’était apparue comme un billet d’entrée dans l’âge adulte. Montréal était une page blanche sur laquelle je projetais ce que j’allais devenir, à la fois comme jeune écrivain et comme jeune homme. Montréal, pour moi, c’était la ville de Leonard Cohen, de Mavis Gallant, de Mordecai Richler, d’Anne Carson et de Gail Scott ; la ville des enjeux linguistiques et de la diversité effervescente, une ville d’immigrants et d’étudiants, d’artistes et de musiciens.

Dix-huit ans ont passé depuis, dix-huit ans qui constituent en eux-mêmes une sorte d’existence complète. Sous plusieurs aspects, que j’aurais eu peine à imaginer à l’époque, Montréal est devenu l’épicentre de mes activités professionnelles et de ma vie personnelle. Si ce n’était de l’influence de cette ville (et, par extension, de cette province) sur ma personnalité, penserais-je de la même manière ? Croirais-je les mêmes choses ? Aurais-je écrit les mêmes livres ? Qui sait si je serais même devenu écrivain ?

Montréal est une ville qui regorge d’occasions à saisir et d’obstacles à franchir, où il est préférable d’avoir plus d’une corde à son arc. Jamais je n’ai eu d’emploi à temps plein pour une durée de plus de dix mois, et j’ai fini par me sentir à l’aise dans l’espèce d’insécurité liée à la vie de pigiste qui butine d’un contrat à l’autre. Pour me faire écrivain, ici, j’ai dû jouer bien d’autres rôles : étudiant de deuxième cycle, agent de télémarketing, stagiaire, agent publicitaire dans le milieu de la musique, professeur d’anglais en entreprise, sous-titreur pour le cinéma et la télé, recherchiste et organisateur de projets culturels, employé de festivals musicaux, journaliste, critique, juré, professeur de littérature, animateur de télé, DJ, éditeur et traducteur.

Pour un anglophone, Montréal n’est pas une ville où on s’installe facilement et confortablement dans la stabilité d’un emploi. Ça faisait partie de l’attrait dès le départ : ne te repose pas sur tes lauriers, reste concentré sur les buts que tu t’es fixés. Montréal, c’est un peu ça, à long terme : un paysage attrayant qui embrase notre enthousiasme de jeunesse, qui produit des résultats flamboyants chez certains, mais qui peut aussi finir par briser les reins de bien d’autres.

Durant les années qui ont suivi l’obtention de mon diplôme, j’ai vu plusieurs de mes confrères et consœurs se décourager et quitter la ville. Ils et elles devenaient toujours plus angoissés face à la précarité ambiante et choisissaient de tenter leur chance ailleurs. Montréal a toujours testé la patience et l’endurance de ses écrivains de langue anglaise, même ceux qui y sont nés. Les difficultés rencontrées ici, notamment la séparation d’avec le reste du Canada et les défis de travailler en anglais alors que le français est protégé par la loi, pèsent parfois lourd dans la balance quand la tentation de partir est grande. Mais ce repli peut aussi être vu comme une remise en question existentielle de la ténacité de ses propres rêves.

Double exil

À mon arrivée en 2001, l’écriture à Montréal était dominée par une génération de poètes à l`esprit indépendant qui se voyaient en « double exil ». Il faut dire qu’après trente ans d’intenses débats sur la souveraineté et après deux référendums, les Canadiens jetaient un regard suspicieux sur tout ce qui venait du Québec, incluant les livres anglophones. La loi 101, adoptée en 1977, avait complètement changé le paysage éditorial anglophone de Montréal, freinant son expansion et sa reconnaissance à l’extérieur de la ville. Comme l’écrit David Solway dans Books in Canada, ces poètes étaient :

doublement coupés d’un lectorat, sinon avide, du moins disponible, puisqu’ils ne constituent qu’une infime minorité insularisée au milieu d’un océan de cinq millions de francophones (peu enclins à s’intéresser aux livres dans l’« autre langue »). D’un autre côté, la littérature québécoise en français est elle-même un phénomène minoritaire au milieu d’un pays peuplé de vingt-cinq millions d’anglophones (qui, pour des raisons politiques, l’encouragent de façon symbolique, mais ne cherchent pas à la comprendre ni à la fréquenter, tout en ignorant presque totalement l’existence de notre petite communauté anglophone).

Écrit en 2002, ce résumé des enjeux et du romantisme montréalais cher à Solway se voulait en soi une sorte de carte de visite, une façon de présenter les poètes de la métropole au reste du Canada comme les descendants des expatriés du modernisme qui s’étaient exilés à Paris dans les années 1920. Les écrivains anglo avaient toujours une affinité avec l’avant-garde européenne, et le romantisme des poètes du « double exil » avait des résonances d’Irving Layton, de Louis Dudek et des Vehicule Poets des années 1970.

Au début des années 2000, la communauté littéraire anglophone de Montréal s’effritait lentement, mûre pour un changement en profondeur. Mordecai Richler était mort, Leonard Cohen et Mavis Gallant avaient depuis longtemps laissé derrière eux la ville pour poursuivre des carrières internationales. La catégorie d’écrivains dont parle Solway incluait des poètes tels que Michael Harris, Eric Orsmby, Robyn Sarah, Erin Mouré, Carmine Starnino, Norm Sibum et plusieurs autres. Des poètes qui, libérés par le genre de leurs écrits des contraintes commerciales, se voyaient libres d’explorer les méandres de leurs situations particulières.

Les romanciers et romancières qui avaient choisi de rester et d’affronter l’aridité des années1980 et 1990, comme Trevor Fergusson, Ann Diamond, David Homel et Elaine Kalman Naves, étaient considérés comme des auteurs midlist au sein du milieu littéraire canadien. En 2001, bon nombre des grandes maisons d’édition canadiennes, telles que Stoddart, Key Porter, Douglas & McIntrye, étaient débordées par des problèmes de distribution et par l’expansion excessive des chaînes Chapters et Indigo, tandis que les agents littéraires s’étaient déplacés de manière agressive sur le marché littéraire de Toronto.

La génération midlist a commencé à s’effacer au fur et à mesure que l’édition se regroupait autour de l’émergence des éditeurs multinationaux de Toronto, capables de répondre aux demandes des nouvelles chaînes de magasins à grande surface et de payer ce que réclamaient les agents. C’était un réseau complexe de navigation pour tout écrivain, et même un auteur comme Yann Martel, qui faisait paraître en 2001 son quatrième livre, L’histoire de Pi, avait de la difficulté à trouver un auditoire.

Quand, contre toute attente, L’histoire de Pi a gagné le Booker Prize en 2002, devenant le deuxième roman canadien à remporter l’honneur [NDLR: la première canadienne a été Margaret Atwood deux ans plus tôt avec Le tueur aveugle], toute la communauté littéraire anglophone du Québec en a ressenti l’impact. Aucun romancier montréalais de langue anglaise n’avait connu un tel succès mondial depuis les années 1970.

À partir de la fin des années 1980, les écrivains et éditeurs anglophones avaient mis sur pied un réseau solide d’orga-nismes leur permettant de réclamer d’une voix commune la reconnaissance de la culture anglo-québécoise comme une communauté langagière en situation minoritaire, pas si différente des communautés francophones du Manitoba, de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick.

Cette reconnaissance a ensuite ouvert les portes aux subventions gouvernementales pour la création d’infrastructures culturelles. Les plus importantes de ces infrastructures, de nos jours, sont sans conteste l’Association des éditeurs de langue anglaise du Québec (AELAQ), arrivée en 1987. QSPELL, une fondation de prix d’écrivains, était créée en 1988. Dix ans plus tard, QSPELL devient la Fédération des écrivains québécois (Quebec Writers’Federation, QWF), lorsqu’elle fusionne avec la Fédération des écrivains de langue anglaise du Québec (FEWQ). À la même époque, Linda Leith, Ann Charney et Mary Soderstrom jettent les bases de ce qui deviendra le festival Blue Metropolis, dont la première édition aura lieu en 1999. Quelques années plus tard, quand viendra le temps du prix prestigieux octroyé à Yann Martel, ces organismes seront en bonne position pour tirer profit de l’attention accordée à Montréal, en créant des espaces de création pour les écrivains de la relève.

Au cours des années suivantes, une avalanche de jeunes talents a déferlé sur la ville. Taras Grescoe en était à son troisième livre en 2005. Il gagnait rapidement en renommée internationale grâce à des titres comme Sacré Blues, The End of Elsewhere et The Devil’s Picnic. Une nouvelle vague d’auteurs, dont l’enthousiasme en viendrait à définir une certaine écriture montréalaise, commençait à se faire entendre : Rawi Hage, Madeleine Thien et Heather O’Neill publiaient tous trois leurs premiers romans en 2006. C’est également durant cette période qu’Anita Rau Badami a quitté Calgary pour s’installer à Montréal. Bang Crush, de Neil Smith, est paru en 2007. Saleema Nawaz et Katia Grubisic ont commencé à publier en 2008. Gillian Sze et Alice Zorn les ont suivies de près l’année suivante.

En 2010, un grand nombre d’écrivains et d’écrivaines aux succès aussi bien nationaux qu’internationaux se trouvaient chez eux au Québec, alors qu’à peine dix ans plus tôt, la situation était à l’opposé. Grâce à internet, les éditeurs de Toronto étaient maintenant faciles à joindre par courriel, et les écrivains pouvaient entrer en contact et interagir avec les autres communautés littéraires du monde. Il était désormais possible d’envisager une carrière de travailleur autonome pour les écrivains anglophones du Québec, qui étaient aisément en mesure de publier à l’extérieur de la province.

La dernière vague

Si, de nos jours, la communauté littéraire anglophone semble en pleine ébullition, c’est en grande partie grâce aux efforts de la génération précédente qui, inquiète de sa quasi totale invisibilité, a su tirer profit d’une situation désespérée. Pour la première fois depuis les années 1970, on sent que la possibilité existe bel et bien, pour un auteur anglophone, de vivre, de publier, voire de s’épanouir dans un milieu littéraire bien établi au Québec. Les années 2010 ont donné naissance à l’une des générations d’écrivains les plus exceptionnelles et les plus engagées du monde anglo-québécois, parmi lesquelles Sean Michaels, Anna Leventhal, Guillaume Morissette, Jacob Wren, Melissa Bull, Ashley Opheim, Sigal Samuel, Paige Cooper, Caroline Vu, Kathleen Winter, Anita Anand, Lesley Trites et Josip Novakovich.

Il y a aujourd’hui vingt maisons d’édition anglophones au Québec, plus que jamais auparavant. Certaines d’entre elles, comme Véhicule Press et DC Books, restent les piliers de la communauté éditoriale apparue dans les années 1970. Mais d’autres sont nouvelles. Linda Leith a laissé la direction de la fondation Metropolis Bleu après dix ans de loyaux services pour se concentrer sur l’aventure éditoriale de la maison portant son nom, mettant sur pied en quelques années à peine un catalogue enviable dans divers genres littéraires. C’est sans parler de l’intérêt marqué pour les textes académiques, les études et les essais sur lesquels se concentrent des maisons d’édition comme McGill-Queen’s University Press et Baraka Books.

sLa prose et la poésie des auteurs milléniaux ont maintenant une place de choix chez Metatron et Metonymy, deux jeunes maisons qui se sont fortement inspirées de l’esprit de débrouillardise caractéristique de la communauté littéraire anglophone. Elles sont parvenues à offrir un espace privilégié pour une nouvelle génération d’écrivains qui se sent souvent négligée, méprisée ou simplement incomprise par les comités de lecture des grandes maisons institutionnelles. Montréal est également le lieu de travail de ce qui est considéré comme l’un des plus importants éditeurs de romans graphiques au monde : Drawn & Quarterly. L’éditeur du Mile-End, qui tient également librairie, est devenu l’un des symboles les plus éloquents de l’esprit farouchement indépendant de la communauté.

Des soirées de lecture et autres activités littéraires sont organisées de façon régulière à la librairie Drawn & Quarterly, au café Resonance, chez Argo Books, à la librairie Paragraphe, ainsi qu’à plusieurs autres endroits, où les membres de la communauté littéraire peuvent se réunir et échanger. Chaque année, le calendrier des activités est bien rempli et culmine avec la tenue du festival Metropolis Bleu et la remise des prix de la Quebec Writers’Federation.

Malgré tout, certains obstacles persistent, surtout en raison des problèmes flagrants de distribution et de visibilité. Les prix de la QWF sont en effet l’unique reconnaissance institutionnelle offerte au niveau provincial aux auteurs anglophones. Avec la diminution de l’attention médiatique accordée aux livres dans le Canada anglais, la course aux prix nationaux devient l’unique moyen de promouvoir la littérature d’ici et de lui offrir un minimum de visibilité dans le reste du pays. Précisons qu’à l’intérieur de la province, les éditeurs ne peuvent compter que sur un bassin dépassant à peine les quatre à sept cents lecteurs. Afin de vendre leurs ouvrages au-delà de ce nombre, ils n’ont d’autre choix que de les distribuer dans l’ensemble des librairies du pays, sans toutefois pouvoir compter sur des moyens de diffusion qui les mettraient en valeur sur les tablettes, aussi bien en Colombie-Britannique qu’à Terre-Neuve.

Parvenir à attirer l’attention à l’échelle nationale reste un enjeu majeur. Les organes de presse canadiens, concentrés à Toronto, n’ont jamais cessé depuis les années 1990 de réduire l’espace octroyé à la critique littéraire et se concentrent surtout sur ce qui se publie en Ontario, avec une préférence marquée pour les grandes maisons internationales qui dominent le marché du livre canadien.

À Montréal, The Gazette continue à offrir une belle vitrine aux auteurs d’ici, mais l’espace très limité qui leur est consacré arrive à peine à effleurer la surface de l’océan de créativité qui caractérise la ville. En 1997, l’AELAQ a lancé la Montreal Review of Books, afin de palier le manque d’attention médiatique accordée à la littérature anglo-québécoise. Le plus souvent, c’est triste à dire, le mensuel publiera l’unique critique de son ouvrage qu’un écrivain puisse espérer. En conséquence, de nombreux jeunes écrivains sont devenus assez habiles pour se connecter à leur public via les médias sociaux, malgré le manque de validation des médias « traditionnels ».

Plusieurs décennies après l’adoption de la loi 101, le signe le plus manifeste de l’épanouissement de la communauté littéraire réside dans le fait que les éditeurs anglophones ressentent le besoin d’ouvrir les portes de leur catalogue à la littérature francophone en traduction. Il y a à peine une génération, l’idée même d’une telle collaboration aurait été accueillie avec scepticisme, voire hostilité, des deux côtés du monde des lettres. Mais aujourd’hui, les éditeurs anglophones ont l’impression d’être plus proches du vibrant modèle d’édition indépendante mis de l’avant par le Québec que du système torontois, dont la hiérarchie semble dominée par les multinationales de l’édition. Au fil des dernières années, des maisons d’édition comme Véhicule Press, Linda Leith Publishing et Baraka Books ont élaboré des programmes de traduction et ont permis au lectorat anglophone de découvrir des écrivains québécois contemporains comme Éric Dupont, Éric Plamondon, Geneviève Pettersen, Martine Delvaux, Frédérick Lavoie.

Un autre jalon a été franchi en 2018, alors que la toute nouvelle collection de Baraka Books dédiée à la littérature québécoise, QC Fictions, a fait mentir tous les pronostics avec sa traduction de La fiancée américaine d’Éric Dupont (un pavé de plus de six cents pages, traduit par Peter McCambridge) qui s’est retrouvée sur la liste des finalistes du prestigieux prix Giller ainsi que sur celle des Prix du Gouverneur général. Voilà l’exemple le plus récent et le plus concret de la fructueuse entente entre les milieux littéraires anglophone et francophone, qui travaillent maintenant de concert à l’élaboration d’un modèle exclusif à la province : celui d’une percée historique de l’édition indépendante reflétant la résilience et l’ingéniosité de chacune des « deux solitudes ». ♦

Traduction | Daniel Grenier


Dimitri Nasrallah est l’auteur de trois romans, dont le plus récent, Les Bleed, est paru en version française à La Peuplade en 2018. Il est également traducteur et éditeur chez Véhicule Press dans la collection « Esplanade Books », consacrée à la fiction.

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