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La joie à côté de soi

Exercices de joie conclut la trilogie entamée par Louise Dupré il y a douze ans avec les très remarqués Plus haut que les flammes (2010) et La main hantée (2016), parus au Noroît.

Poésie

Exercices de joie conclut la trilogie entamée par Louise Dupré il y a douze ans avec les très remarqués Plus haut que les flammes (2010) et La main hantée (2016), parus au Noroît.

Louise Dupré poursuit depuis plusieurs années une méditation sur la souffrance et la responsabilité des vivant·es quant aux injustices de l’histoire. À travers une exploration sensible de son expérience, l’écrivaine vise à rejoindre l’universel de la condition humaine. Dans les deux précédents recueils, le déclencheur de sa réflexion était la mort des autres, les prisonnier·ères d’Auschwitz ou bien l’euthanasie d’un animal; dans son plus récent livre, c’est sa mortalité qui teinte l’écriture: «Te voici rendue / à l’âge des testaments», confie l’autrice. Exercices de joie commence d’ailleurs paradoxalement par la tristesse: «les rêves noyés / au fond de tes yeux // finissent par remonter / dans le sel des larmes». Le recueil repose sur la contradiction entre la joie et la douleur, la vie et la mort: comment se libérer de la hantise de la seconde pour atteindre la première?

Devoir d’espérance

Aussi ces «exercices» sont-ils une plongée en soi, un examen de la difficulté de vivre la joie. Les doutes, la peur, l’impuissance, le poids du devoir maternel et de la mémoire sont abordés par l’autrice dans des poèmes à la deuxième personne du singulier. La langue, fluide et sincère, ne manque pas d’émouvoir dans ses moments de grâce:

Car la joie, la joie en beauté, la joie en harmonie, tu voudrais bien réussir à la fixer dans l’angoisse de la page, mais sitôt capturée elle se brise, et il n’en subsiste que quelques éclats. Et pourtant, tu les ramasses, tu les recolles un à un, très tôt tu as appris à ne rien gaspiller […].

La fragilité du langage, du poème, renvoie à celle de l’existence elle-même. Exercices de joie traite de la désagrégation de la parole dans un monde persuadé de son déclin, dans un corps qui s’affaiblit: «Tu as commencé à perdre certains mots de ton vocabulaire. Beauté, puis santé. Puis liberté.» Mais au lieu de se laisser abattre, la poète trouve des ressources pour ne pas renoncer: «et tu seras mère / jusqu’à ton dernier souffle // tu devras porter / une espérance / qu’on appelle courage». Ce recours au thème de la filiation, qui résonne entre la fille qu’elle a été et la mère qu’elle est devenue, permet à Dupré de puiser un sentiment de plénitude, de confiance, dans l’enracinement: «Tu appartiens à la généalogie des femmes qui n’ont jamais renoncé.» Le livre se termine par une confrontation avec la mort, dégriffée, familière: «Une fois morte, toi non plus tu n’oublieras pas tes vivants. Tu voudras rester près d’eux, tout près, mais sans les encombrer.»

Le scandale de la joie

L’art de l’autrice de Théo à jamais (Héliotrope, 2020) est maîtrisé et profondément humaniste. La vulnérabilité qui se déploie dans le livre nous donne l’impression que l’écrivaine est présente à nos côtés, comme si elle nous parlait à voix basse, tout près. Cependant, en dépit de ses grandes qualités formelles, Exercices de joie m’a laissé songeur. Est-ce parce que la poète dit la joie sans la détacher de la nuit? Peut-être est-ce plutôt ce «tu» introspectif qui fait écran, en excluant le lecteur que je suis. Ce choix pronominal m’apparaît comme le théâtre d’un dédoublement qui rappelle le poème Accompagnement, de Saint-Denys Garneau, cité dans l’ouvrage.

Ainsi, bien que le mot «joie» surgisse fréquemment sous la plume de Dupré, il ne m’a pas semblé s’incarner avec force: la joie est souvent évoquée, mais je l’ai peu sentie. Sur le rabat du livre, on nous explique la volonté du recueil d’explorer la joie comme «responsabilité à l’égard des autres: le souci de leur apporter espérance». Mais des antithèses lapidaires à la fin de l’œuvre, comme «Tu es seulement une femme qui cherche l’amitié des tombes», ou «Les fantômes ne connaissent plus les larmes, ils les laissent aux vivants», ne font pas penser à l’apaisement ni à l’espoir: elles sourdent plutôt d’une résignation souriante aux accents d’aporie. Comme si l’exigence de lucidité de Louise Dupré, qui l’amène à envisager ensemble la douleur et la grâce, l’empêchait de pleinement atteindre la lumière. Bien sûr, le livre ne s’intitule pas Le triomphe extatique de la joie extraordinaire. En revanche, il y a dans ce sentiment quelque chose de l’ordre du scandale, de la liberté sauvage qui le confinent trop souvent à l’indicible.

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Louise Dupré
Montréal, Le Noroît
2022, 144 p., 22.00 $