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La glaneuse

c'est ça le spectacle, attendre seul, dans l'air inquiet, que ça commence, que quelque chose commence, qu'il y ait autre chose que soi.

- Samuel Beckett

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Dossier

c'est ça le spectacle, attendre seul, dans l'air inquiet, que ça commence, que quelque chose commence, qu'il y ait autre chose que soi.

- Samuel Beckett

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Cette citation, tu l’as insérée dans L’insensée rayonne – un livre paru trois ans après Pas, où apparaît, à la toute fin, une «lumière planante» – sous le titre de «L’inquiétude I». Or, pour que quelque chose advienne, tu avais choisi très tôt, dès 1993, dans La seconde venue et, dix ans plus tard, dans Pierres de passage, de la prendre à bras-le-corps, ton inquiétude, et de forer avec elle l’«opacité du vivant». Sa solitude. Son étrangeté. Toutes deux que tu sens très tôt ancrées en toi. Toi, à la fois «je» et autre. «Persona», dis-tu, encore présente aujourd’hui. Toi, étrangère, errante. En quête de liens. D’«autre chose que [t]oi». Tout cela qui rend mouvants dans tes textes jusqu’aux pronoms.

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«Petite fille, si je ne bougeais pas, je mourais», me confies-tu un jour. Ce qui a fait de toi une patineuse, une nageuse, une voyageuse, une lectrice passionnée par l’écriture, certes, mais aussi par la performance, le théâtre et la danse – quelle belle échappée pour ton corps et pour ta langue au féminin que ce texte «Raga (pour une pluie)», dédié à Anne Teresa De Keersmaeker dans Pas! D’où la nécessité de la marche, de l’errance, de l’exode, de l’exil un peu partout dans tes livres. Ce qui rend précieux l’exergue de Belinda Cannone, qu’on retrouve dans Sur le rêve noir, «On dit en hébreu vivre et marcher sont un même verbe.» Déjà dans La seconde venue, les mots «voyage» et «voyageuse» scandent tes poèmes. Car «la magie majeure / de la voyageuse / est d’être ensemencée par l’inconnu». Car «[i]l y a seulement le voyage / pour apprendre à vivre». À (re)naître. Et hors fiction, dans ta propre vie, ce fut vrai – avant même ta première publication. Un long voyage en langue étrangère. En solitaire. Seul, t’accompagne, te lie à toi-même, l’enfant à naître.

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Dès le départ, rapidement nommée, «[c]ette écriture qui [t]e sauve / du péril». Qui te lie à quelque chose de sûr. Aux mots. Ceux qui, enfant, t’ont amenée à écrire l’histoire d’une petite missionnaire, consciente de la douleur du monde et du «grand chagrin des peuples», partie en Afrique pour contrer ce qui souffre et fait souffrir. Prendre soin, réparer. Ce qu’elle espère ardemment réparable. Or, il n’aurait pas fallu que, sortie de la fiction, elle entende ces mots extraits de ton dernier livre, Au plus clair de la lumière, écrit des décennies plus tard et dédié à ta fille,  «les enfants ne savent pas les étourdissements des mères des pères qu’ils n’enterreront pas – prie pour eux pour nous qui ne savons plus où aller». Et même ceux-ci,  «Ouvre ton ventre à la détresse – elle te transperce te confond te chavire te bouleverse». De mère à fille, à mère, à toutes les femmes, à la terre entière, ce désir de transmission d’une folle lucidité face à la détresse du monde et d’une exigence de réparation. Je ne peux m’empêcher ici de lier ton désir à celui qu’on retrouve dans Soigner, aimer (Mémoire d’encrier, 2012) de Ouanessa Younsi.

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Il y a chez toi – ta «[v]ie tissée, entremêlée d’autres vies» – une impatience à te lier à tout, y compris aux choses, aux éléments de nature et aux êtres. Me parlant de Pierres de passage, et des pierres que tu ramasses, que tu déplaces, «leur pesanteur nous lie», me dis-tu, toi, la glaneuse. Chez toi, une volonté de tout lier, le réel et le mythique, l’hier, l’aujourd’hui et le futur, le proche et le lointain, le particulier et le collectif. Dans Des cendres des corps – ce lieu de l’intime familial, qui reviendra autrement ailleurs –, la vie et la mort, celle du père, imprévue au moment où tu en commences l’écriture. Et, au bout du compte, ce qui unit père et fille dans ce poème de la chute, du don, «le temps d’un poème», et du pardon où, écris-tu, à l’adresse du père, «te donner / ma main / qu’elle te lève / illusion / de l’amour / égaré». Chez toi, enfin, une nécessité de nous lier, nous toutes à toi – partout dans tes livres, mais intensément dans L’insensée rayonne. Nous concernées par la profondeur et l’étendue de ton inquiétude, par ce qui défile de la souffrance et se répand, paysage lent, déserté, et cependant habité, obsédant. Nous, comme toi, porteuses de tant de mémoires. Nous dispersées parmi plis, rides, failles, fêlures, fracas, fils, œuvrant avec toi à «repriser maintenant ce qui brisé / viendra mourir ailleurs», à «répare[r] les fracas internes», à «cherche[r] racines», à désirer, dresser, avancer, rassembler «à l’écoute / des maîtres mots», ceux qui nous gardent vives, nous arrivent à l’aube, «main tendue», on dirait, soulèvent en nous une joie et permettent à ce qui résiste de la nuit et de son opacité de «se laisser pénétrer par la clarté».

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Pourtant, en 2016 paraît Sur le rêve noir – ton grand livre des liens –, où le noir de ton titre et celui de l’immense partie supérieure de l’œuvre de l’artiste Sophie Jodoin donnent le ton. Où est donc passée la clarté? Il y a ici du péril, du cri et de la déchirure. La partie inférieure témoigne déjà du fait que «nous avançons enlacés», «cousus à la même courtepointe», dont il n’est pas «aisé de se détacher». Rien n’est jamais complètement acquis. Mais ton poème monte la garde, avec ta «langue moitié nœuds moitié mots» – ceux de la glaneuse toujours, et avec tant de mains et de doigts, tant de souffle, de sang «qui nous unit les uns aux autres» et de cendres. L’obscurité y emmêle les mouvements. Tantôt d’abandon aux liens, aux tissages, aux tressages. Tantôt de résistance, d’éloignement, d’effilochement, de rupture. Tantôt encore de désirs qui se heurtent, contradictoires. De là, des histoires ardentes de fouilles, et le rêve: illuminer l’ambiguïté terrible de tous ces liens si désespérément et si humainement amoureux. Affronter enfin cet échafaudage d’énigmes, ce labyrinthe de fils – ceux avec lesquels on tisse, on tresse –, avec, plantés au cœur du tumulte, des mères et des fils – ceux qu’on met au monde. Tous NOS fils.

 


Née à Montréal en 1945, Denise Desautels a publié plus de quarante ouvrages qui lui ont valu de nombreuses distinctions. Disparaître, écrit à partir de onze œuvres de l’artiste Sylvie Cotton, est paru, en 2021, à L’herbe qui tremble (France) et au Noroît. Récemment entrée dans la collection «Poésie/Gallimard», elle est membre de l’Académie des lettres du Québec et de l’Ordre du Canada.

Régimbald

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