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La fable de la création

La fable de la création

Du choc à la crise et de l’héritage à l’époque en passant par la définition de l’artiste et son rapport
au succès, ce livre d’entretiens avec Wajdi Mouawad est riche d’enseignements.

Thématique·s
Essai

Du choc à la crise et de l’héritage à l’époque en passant par la définition de l’artiste et son rapport
au succès, ce livre d’entretiens avec Wajdi Mouawad est riche d’enseignements.

Thématique·s

Ces entretiens ont initialement été tenus publiquement au cours de trois rencontres, entre le 6 et le 16 mars 2016, à l’Université de Strasbourg à l’occasion d’une résidence de l’auteur et metteur en scène. Guidés par le maître de conférences en études théâtrales et directeur du Service de l’action culturelle de cette université, Sylvain Diaz, ils témoignent d’un aller-retour intéressant entre le discours conceptuel — qui cherche notamment à inscrire la démarche de l’artiste dans des filiations ou des appartenances théoriques — et celui du praticien, qui résiste à ces assignations. Interrogé sur le livre de Joseph Danan, Entre théâtre et performance. La question du texte (Acte Sud, 2013) au sujet de la mort de la mise en scène, Mouawad répond:

Je ne l’ai pas lu, je ne saurais pas en parler, mais je me méfie de tout avis de décès en art. […] C’est, je crois, se tromper sur tout, penser qu’une manière de faire du théâtre est meilleure qu’une autre. Il peut y avoir des inventions, des chocs, celui de Bob Wilson, celui de Beckett ou de Tchekhov, mais aucun geste n’assassine les autres.

Sa conception du théâtre comme art d’un être ensemble et d’un bouleversement commun est rafraîchissante: «Si je dois être sincère et dire sans censure ce que je ressens, je dirais (sic) ceci: je ne crois pas que ça vaille la peine de se déplacer au théâtre si ce n’est pas pour être bouleversé.» Or «créer une communauté fédérée dans l’émotion» n’est tout simplement «pas ce qu’on attend d’une œuvre contemporaine», car cette convergence unifiante est jugée dangereuse. Mouawad voit là un problème esthétique mais surtout politique proprement européen. Pour lui qui vient du Liban dans lequel «dix-neuf confessions [se] sont entretuées», il est normal de chercher cette cohésion, «l’idée du Chœur et du partage avec l’autre», qui dessine une éthique de la relation: «“Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux.” La mère [dans Incendies] dit souvent cette phrase, qui est pour moi la phrase du théâtre.» Ultimement, cette éthique guide l’utopie du geste théâtral: «Le miracle auquel je crois, c’est celui de la réconciliation: je crois que, même au seuil de la mort, il est possible, peut-être, que la réconciliation se fasse par un geste ou un pardon.»

Un cheminement

Le livre retrace biographiquement le parcours d’artiste de Wajdi Mouawad, depuis ses premières interpellations littéraires (par les Évangiles entendus en arabe à l’église lorsqu’il était enfant de chœur) jusqu’à son immense succès, gage d’une très grande liberté de création mais aussi menace d’enfermement. Il y revient très lucidement:

Je m’étais institutionnalisé à mes dépens: après Forêts, je n’avais qu’à évoquer l’idée de faire un spectacle pour que celui-ci soit programmé sur cent quatre-vingts dates. […] Secrètement, je me suis mis à rêver d’un échec, d’un suicide artistique. […] Mais je savais aussi que, si ce désir se réalisait, je ne m’en relèverais pas.

Dans cet exercice d’humilité, il reconnaît avec simplicité et humour: «Il y a tout de même un réflexe de survie qui oblige à sauver sa peau quand on fait un spectacle: j’essayais de mourir, mais je ne mourais pas bien.»

Finalement, cet écueil va survenir lorsqu’il décide de monter Sophocle pour une pièce intitulée Des femmes et demande à Bertrand Cantat d’écrire la musique. Au sujet de ce geste énormément décrié au Québec, il dit simplement avoir décidé de rester fidèle à «un ami cher», et conclut: «C’est cette loyauté qui m’a libéré de beaucoup du poids que le succès avait ajouté.»

Un auteur

Foncièrement, Wajdi Mouawad se définit comme auteur, et c’est cette spécificité qui ressort le plus fortement des entretiens avec ce créateur singulier, dont la «méthode» d’écriture théâtrale consiste à écrire les pièces au fur et à mesure du travail engrangé avec les comédiens — sans pour autant que l’écriture soit elle-même collaborative:

Sans l’écriture intime, sans cet instant où je suis seul pour chercher les mots, les trouver, les jeter et les porter sur le papier, rien de cette méthode n’est possible. C’est la prétention à la poésie sans jamais l’atteindre. C’est déjà raté avant de commencer, mais cet échec est le mien et c’est celui-là qui raconte […] Je ne suis pas un auteur de plateau. Je suis un auteur. J’écris seul.

Mouawad est ainsi l’auteur de deux romans: Visage retrouvé en 2002 et Anima en 2012. De cette entreprise il déclare: «Le roman est silence […] lié à l’intimité», tandis que «[l]e théâtre est l’art de l’urgence auquel l’immédiat peut répondre». Difficile de ne pas lire en effet dans les riches formulations de ces entretiens la marque d’un poète, pour et avec lequel tout est écriture. ♦

Auteur·e·s
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Auteur
Article au format PDF
Sylvain Diaz
Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud-Papiers
coll. « Apprendre »
2017, 144 p., 15.95 $