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La démesure de haut niveau

La démesure de haut niveau

La narratrice de L’angoisse d’être à jeun, premier roman de Sara Robinson, ne fait pas de détours pour exprimer les débordements qui l’assaillent. Fréquentant les extrêmes, elle assume pleinement sa quête éperdue de l’amour impossible, avec Victor Hugo comme principal mentor.

Roman

La narratrice de L’angoisse d’être à jeun, premier roman de Sara Robinson, ne fait pas de détours pour exprimer les débordements qui l’assaillent. Fréquentant les extrêmes, elle assume pleinement sa quête éperdue de l’amour impossible, avec Victor Hugo comme principal mentor.

Dans sa chambre au papier peint jauni d’une maison du Vieux-Hull, où elle vit avec sa grand-mère et sa tante, la narratrice décrit ses déboires, surtout amoureux, mais aussi existentiels, qu’elle déverse au gré de ses états d’âme. Souffrant d’un trouble de la personnalité limite, qui entraîne chez elle un besoin impératif de plaire et d’être vue, elle se retrouve souvent dans des situations périlleuses, qui ont pour conséquence de la laisser encore plus mal en point qu’elle ne l’était déjà. Parvenue à la mi-vingtaine sans trop de dommages, mais avec beaucoup de failles, elle doit composer avec les vestiges d’une adolescence marquée par une mère trop intrusive.

Notre-Dame de Gatineau

Pour colmater ses brèches, la protagoniste lit, boit, écrit. «[J]e tape fort sur le clavier pour exister davantage qu’au début du paragraphe.» La référence à Notre-Dame de Paris (1831), de Victor Hugo, sillonne tout le récit, puisque la narratrice établit un parallèle entre sa situation passionnelle et celle d’Esmeralda, la bohémienne qui fait chavirer les cœurs de Frollo, de Quasimodo et de Phœbus, et qui mourra pendue sur le parvis de la cathédrale. La protagoniste de Sara Robinson possède son propre trio hugolien (jusque dans les prénoms des personnages); l’amour est partout, mais il n’est jamais partagé. La «pseudo-Esmeralda» (appelons-la ainsi) travaille dans un bar de Hull, juste en face de l’établissement où s’affaire l’homme, aussi barman, qu’elle exècre aimer.

La narratrice fait croire aux deux autres prétendants qu’elle s’est éprise d’eux, mais elle retourne se jeter dans les bras du faux prince charmant. «Je n’ai aucun problème à me mentir à moi-même, à assumer ce déni de jouir de [cette] sublime passion non réciproque…» Pour supporter ce stade de complaisance, elle entre de plain-pied dans les affres de l’autodestruction. Cette période de déchéance se caractérise par l’abus de substances et le culte que la protagoniste entretient envers Phœbus. Par son comportement, elle fait impunément souffrir les personnes restées derrière et dont elle a gagné la confiance. Quelques jours plus tard, parfois dès le lendemain, elle part en cavale, direction Phœbus, presque sans principe ni remords. Bref, elle veut tout, mais ne donne rien.

Une condescendance malaisante

La nonchalance et l’immaturité de l’héroïne font en sorte qu’il est difficile d’adhérer à son propos, mais la fidélité de ses inconstances la rend crédible. Le recours à une écriture de l’oralité et la présence de plusieurs anglicismes renforcent la vraisemblance du personnage. Si l’on évite le raccourci de classer a priori le roman dans la catégorie de l’autofiction bukowskienne en mal de provocations (ce qu’on serait, au premier abord, tenté de faire), et qu’on laisse la liberté à l’écrivaine de porter sa voix avec impudeur, on lui reconnaît un style personnel empreint d’humour et d’un vif sens de la riposte. En revanche, les pages sur la relation passée avec la mère souffrent d’un manque de nuances et donnent à lire des propos à l’emporte-pièce.

[L’]amour [de ma mère] m’est resté ainsi de travers dans l’œsophage, il a rendu ma voix rauque et, à défaut de pouvoir l’avaler et le digérer, je me racle la gorge à outrance avec ces mots qui, quand je les vomis sur papier, plaisent parfois aux gens qui lisent ce que j’écris.

Les images psychologisantes sont superficielles et maladroites: elles ont une résonance qui s’apparente plus à un épanchement émotif qu’à un travail littéraire. On retrouve ce même procédé lorsque l’autrice prête à son personnage des discours méprisants, entre autres sur l’université. La narratrice se justifie en avouant qu’elle «déconne», qu’elle «tourne en rond un peu», mais elle emprunte une voie d’évitement pour défendre ses digressions et ses redondances.

L’épilogue tranche brutalement avec le reste. La protagoniste a changé de comportement; pourtant, rien ne nous a amené·es vers cette transition. Si elle se montre volubile dans tout le roman, l’espace qu’elle consacre à ce nouvel épisode de sa vie est trop restreint pour que l’on en saisisse la pleine mesure. Qu’à cela ne tienne, soulignons la plume bien trempée de Sara Robinson, son originalité et sa force de frappe.

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Sara Robinson
Montréal, Triptyque
2022, 162 p., 24.95 $