Aller au contenu principal

La bourse ou la vie dans la vallée des à-valoir

Dossier

Pauvres, mais libres. C’est beau sur papier. Dans la vie plate, les écrivains s’inquiètent toutefois, eux aussi, de la hausse des prix du gaz ou du steak haché. On n’a rien pour rien, soit. Or, écrire n’est pas rien. Et des lettrés sont tannés.

Il ne viendrait certainement pas à l’esprit d’un concessionnaire automobile de confier à tel ou tel écrivain les responsabilités, fort bien rémunérées, du porte-parole officiel de Mazda ou Hyundai. Aussi, on imagine assez mal une romancière, même archiconnue et célébrée, faire la mascotte pour une pub d’essuie-tout hyper absorbant, ou un poète authentique et respecté prendre le rôle, chèrement payé, d’ambassadeur des fromages d’ici. Rien là qui soit nouveau: des humoristes et des figures de la télé font vendre du lait, du pain, des hamburgers, des chanteurs prêtent leur voix à des annonces de jeeps, des athlètes médaillés promeuvent du jus d’orange,etc. Boulots d’appoint.

Mais les gens de lettres habitent d’étranges terres dans le vaste paysage culturel québécois, en marge du showbiz, entre l’ermitage et le vedettariat, et où l’argent ne pousse indéniablement pas dans les arbres. Ils n’ont rien à vendre que leurs livres. Un petit trochet parmi les centaines d’écrivains, de grand talent ou nés sous une bonne étoile, en fait son principal gagne-pain. Les autres attendent un signe du ciel… Ou du Conseil des arts.

Ras-le-bol et plein le casque au sein de la junte littéraire québécoise, cri du cœur exaspéré servi sous la forme d’un petit manifeste direct et limpide, la «Déclaration des autrices et auteurs contre le travail gratuit» a été lancée en septembre dernier, remaniée et assortie comme il se doit d’une pétition. Venez-y en grand nombre et dites-le à vos proches. Lettre collective, donc sans signature, cette missive invite les écrivain·e·s, et tous ceux qui gravitent et vivotent autour de la fameuse chose littéraire, à réfléchir au sort qu’ils et qu’elles ne méritent pas, mais dont ils et elles s’accommodent pourtant, par habitude et par dépit. Cachets faméliques ou travail carrément impayé, longs déplacements aux frais de l’artiste lors d’activités littéraires, longue attente anxieuse de chèques pour des textes pourtant remis, attente encore pour la réception d’une bourse ou d’un quelconque à-valoir, redevances minimales en cas de publication. Voilà le lot ordinaire de bien des gens de lettres, de la plupart en fait. Inutile, dans ces pages spécialisées, de rappeler que l’immense majorité de ceux et celles qui font les livres ne vivent et ne vivront jamais de leur seule plume, et que le lancement en bonne et classique forme d’un bouquin par un éditeur idéalement respecté, fruit d’un travail réel et sincère, relève encore apparemment du prestige, voire de la prestidigitation. Leur activité première — écrire — passe encore aux yeux de bien du monde pour une sorte de hobby, peut-être supérieur, mais un passe-temps néanmoins, un délassement ou un luxe vaguement aristocratique et qu’on peut s’offrir quand on en a le temps et les moyens, ce dont les autrices et auteurs manquent justement.

Instigatrice, avec d’autres lettrés tracassés (dont Pierre-Luc Landry et Nicholas Dawson) du projet «Déclaration des autrices et auteurs contre le travail gratuit», Lula Carballo explique:

Écrivains et argent

C’est parti d’un statut Facebook de Marie Darsigny. On discutait entre nous avec d’autres écrivains, on se disait que ça n’a pas de sens d’écrire pour rien, que ça nous prend du temps et qu’on ne reçoit pas notre chèque, si on y a droit, avant des mois. Est-ce possible d’exiger d’être payé quand on a envoyé son texte? Quand on a commencé à écrire notre lettre, on a remarqué un clivage des générations. Mais c’était comme ça il y a trente ans. On constate que la situation reste la même, que ça n’a pas changé du tout. Dans toute cette précarité, celui qui est le plus démuni, c’est l’écrivain, s’il n’a pas demandé de bourse ou s’il ne l’a pas obtenue. Toutes les autres personnes dans la chaîne du livre sont rémunérées.

Cautionné déjà par plus de deux centaines de signataires, ce manifeste vitaminique et tonifiant est un vibrant appel à tous et non une mise en accusation des institutions, du milieu de l’édition (ce dernier ne roulant pas toujours sur l’or non plus) ou une tristounette complainte.

Écrivains et argent 2

Je ne veux pas passer pour une débutante qui a publié son premier livre et qui s’autorise à chialer, insiste Lula Carballo, ça fait dix ans que je suis dans le milieu littéraire. Quand on m’invite pour donner des conférences ou à des rencontres avec des étudiants, je dois demander congé de travail, et je suis pigiste, oui, j’ai un travail en parallèle, évidemment, car il faut ça pour survivre. Maintenant, quand tu étudies en littérature, tu n’as même plus la possibilité d’avoir une job stable, comme prof, ce qui était avant la seule avenue possible ou presque,

Elle ajoute que malgré les heurs et malheurs de ce métier aléatoire et forte de la bonne réception de son premier roman Créatures du hasard (Cheval d’août, 2018), elle s’estime privilégiée comparativement à tous ces artistes du livre qui en arrachent davantage ou qui accumulent les refus de la part des éditeurs ou de l’État.

«Je suis ultra chanceuse dans ma vie littéraire, je ne pourrais pas demander mieux. Mais la visibilité, ça ne donne rien à manger. Moi, je ne peux pas continuer à écrire si je n’ai pas de bourse.» À ce titre, venir à bout d’une demande à l’un ou à l’autre des conseils est en soi toute une corvée. Carballo y a passé une année, réécrivant et peaufinant son plan afin de faire la meilleure impression auprès des décideurs: «Si je veux écrire ce livre-là, il faut que ma demande soit solide. J’ai pris tellement de temps à écrire cette demande qu’elle est extrêmement détaillée. Ils risquent de penser que mon livre est déjà écrit. Et faire des plans, parfois, ça va contre la création.»

Sans pénétrer plus à fond les nombreux mystères des gouverne-ments provincial et fédéral quant à l’octroi de bourses et de subventions, sans non plus explorer les modes de paiement aux artistes des divers salons du livre de la province ou les applications plus ou moins datées de l’essentielle grille tarifaire proposée par l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), le constat s’impose facilement: les gens de lettres sont tous un peu égarés dans un système aléatoire et vaseux, sans véritables balises solides. S’il était mis sur pied, par exemple, l’équivalent d’une «heure de tombée» pour l’envoi des cachets ou des à-valoir, lesquels seraient distribués à date fixe, disons à la réception des textes, personne ne s’en plaindrait, et les artistes pourraient mieux organiser leurs affaires, boucler les chiches fins de mois et, si ça se trouve, rembourser par à-coups leurs dettes d’étude ou les dépenses engagées à crédit pour leur propre travail.

On dira qu’il en va de même dans le monde, rendu cruel et sans pitié, de la musique, où les artistes se voient traités comme de la marchandise modique par les réseaux d’écoute en ligne et autres trucs à téléchargement, le disque compact ayant été relégué au purgatoire des vieilleries à peine dignes de l’Armée du salut. Vrai, mais ces créateurs ou interprètes ont la scène, vendent des billets, font des tournées: «L’écrivain n’est pas nécessairement porté à se donner en spectacle ou à aller danser à la télé. C’est fou qu’on nous demande de devenir des vedettes alors que l’écriture, c’est totalement autre chose», dixit Carballo, et on lui donne facilement raison.

Enfin, cette déclaration, signée par plus de deux centaines de fiers acteurs et actrices des lettres québécoises, invitation à la solidarité, à la mobilisation possiblement, et visant à une meilleure organisation du système en place et à de plus justes rémunérations, va-t-elle faire écho hors des circuits déjà intéressés ou aller se perdre dans le purgatoire des revendications mal entendues? Les gens de lettres, trop souvent assimilés à des espèces de pique-assiette chichiteux qui devraient donc se trouver «une vraie job», n’aspirent pas à la fortune soudaine ou à des sommes faramineuses issues des fonds publics mais, comme tout un chacun, à une paix minimale de l’esprit et un certain confort matériel. Car, au-delà de la hausse des prix de l’essence, des poivrons ou du steak haché, même l’amour et l’eau fraîche coûtent cher dans ce grand monde d’achats où, si l’on n’y prend garde, R2-D2 et C-RPO vont se charger d’écrire la poésie gratuitement, suivant d’obscurs et inquiétants algorithmes.

 


Aleksi K. Lepage est journaliste culturel à gages, ex-blogueur, primo-romancier jusqu’à nouvel ordre et, plus généralement, fainéant de confession. Il vivote d’une pige à l’autre depuis plus d’une vingtaine d’années.

 

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF