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Kev Lambert croit aux fantômes

Kev Lambert croit aux fantômes
Confessions

J’ai rencontré Kev Lambert à deux reprises. La première fois, c’était à la garderie Renée Landry, alors que nous avions respectivement trois et quatre ans. Nos mères racontent que nous avons été amis pendant trois mois, jusqu’à ce qu’une histoire de pantoufle volée nous sépare. La deuxième fois, c’était dans une fête d’Halloween. Kev Lambert était déguisé en James de la Team Rocket, et moi, en petit chaperon rouge gothique. C’était quatorze ans plus tard, j’avais tout refoulé de cette histoire de pantoufles, et j’ai posé les yeux sur lui, ce soir-là, avec dans le ventre un vif serrement qui me donnait l’impression que nous n’étions pas des étrangers. J’ai compris qu’il n’allait jamais quitter ma vie quand il m’a cité, comme ça, par cœur, au fil d’une conversation, un extrait de Phèdre de Racine: «Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire.» À dix-sept et dix-huit ans, nous avions tout à comprendre de la douleur de Phèdre, et cette conscience bien placée du malheur juvénile que nous partagions me laissait penser que Kev Lambert n’était pas comme tout le monde. Ça me faisait peur, cette intelligence, cette capacité de citer des livres importants, je craignais que ce grand homme ne sache un jour lever le voile sur mes impostures. Et puis, il faut dire qu’il portait des bandanas, des t-shirts de bands rock comme Guns N’ Roses et que ses cheveux étaient longs comme ceux de Kurt Cobain. «C’est vraiment beau et cool», peut-on lire à ce sujet dans mon journal intime de l’époque.

Avec ses yeux de loup, Kev Lambert me troublait, il avait l’air grave des gens qui ont des secrets importants.

Ouma

Photo : Oumayma B. Tanfous​​

J’ai compris plus tard que c’était le cas. Ensemble, on écoutait des films d’horreur et des films d’auteur, on construisait d’immenses villages de blocs Lego dans le sous-sol de Caro, sa mère, et on sortait au resto-pub l’Illusion, sur le boulevard Saint-Paul à Chicoutimi, pour boire des grosses 50 tablettes en discutant furieusement et passionnément de Romain Gary, d’Émile Ajar et de La vie devant soi, parce que pour nous, c’était complètement sauté qu’un même auteur ait gagné deux fois le prix Goncourt, quel coup de génie, ça nous prouvait que Ionesco avait raison: la vie est vraiment absurde.

Quand nous n’étions pas ensemble, la douleur était vive. Il y avait quelque chose d’urgent, dans notre amitié adolescente, et cette urgence n’avait rien de drôle ou d’adorable. Notre amour était insupportable, nous sommes devenus fous, prêts à nous pardonner le pire.

Un soir enneigé de novembre, alors que nous étions tout juste arrivés dans la grande métropole, Kev Lambert et moi regardions Requiem for a Dream en discutant de notre vision de la drogue. Au milieu du film, il a appuyé sur pause et m’a avoué son grave secret. Je vais le dire, puisse cela rester entre nous: Kev Lambert croyait aux fantômes. Il en avait déjà eu l’intuition, mais les lendemains d’une nuit passée dans le cimetière Mont-Royal avaient fait basculer ses instincts dans la violence d’une certitude désormais scientifique. Une fin de journée d’automne l’avait mené sur la montagne. Il devait traverser le grand cimetière pour arriver chez lui, mais prisonnier des chemins labyrinthiques de ce champ de repos, il ne trouvait pas la sortie. Puis la nuit était tombée, plus noire que les autres nuits, et sous les rayons de la lune, il s’était rendu à l’évidence qu’il ne rentrerait pas chez lui ce soir-là. Malgré sa peur grandissante (les cimetières ne sont pas des lieux rassurants), Kev Lambert s’était endormi entre deux pierres tombales, et n’avait pas eu le temps de sombrer dans la troisième phase de son sommeil, d’habitude très récupérateur, que les mains osseuses d’un cadavre fouillant le terreau humide et grouillant de vers l’avaient interrompu. Comme si ce n’était pas assez, les voix lasses de pleureuses montréalaises qui s’élevaient dans le soir grinçant avaient pourchassé Kev Lambert, ces voix dont il entend encore les chants macabres résonner quand les nuits se font longues: «A ghosteen dances in my hand… Slowly twirling, twirling all around… Glowing circle in my head… Dancing, dancing, dancing all around…» Ces fantômes l’avaient suivi jusqu’à son ancien appartement sur l’avenue de Lorimier et ils frappaient furieusement sous son lit, claquaient les portes des armoires de cuisine.

Malgré cela, Kev Lambert a conservé son bon goût. Chez lui, il y a des coussins à l’effigie de l’Entrée du Christ à Jérusalem de Giotto, des planches d’encyclopédies de monstres marins et d’anguilles électriques, ainsi que plusieurs plantes – les grands ficus tragiques qui ne survivent que rarement –, d’autres toutes petites, comme la misère, cette petite plante aubergine qui se répand au compte-gouttes sur les murs en stucco de sa maison. D’ailleurs, je soupçonne qu’il ne l’aime qu’en raison de son nom. Souvent, nous passons le temps en regardant des reproductions de peintures dans ses immenses livres d’histoire de l’art. Notre attention est retenue par celles de Bosch, de Goya ou du Caravage, par celles de tous les Anciens. Nous aimons quand les œuvres d’art nous font peur, quand elles propagent des maladies, qu’elles nous rendent laids et pervers, quand elles nous dépriment et nous font pleurer. Kev Lambert aime les peintures qui le regardent et lui entrent dans le corps, avec leurs yeux infectés des morts et du sang des siècles passés.

Aussi, nous jouons souvent au Ouija, car Kev Lambert tient à rester en contact avec ses morts. Nous avons une vieille planche à moitié brûlée, fabriquée à la main par mon grand-père paternel dans les années 1960. Je l’ai trouvée dans le sous-sol de la maison familiale, cachée dans un vieux coffre sous une pile de jeux de Super Nintendo et de patrons de tricots démodés. Dans ma famille, on raconte qu’une séance entre mon père et ses frères aurait mal tourné, que les huit enfants ont failli y passer. Avec cette planche, Kev Lambert et moi conjurons les fantômes d’Aby Warburg, de Michel Berger, de Jeanne Moreau, de William Shakespeare et de Napoléon, le chat noir et blanc de mon ami, décédé en 2013. Quand ils sont disponibles et consentants, nous installons nos morts à table pour un grand banquet. Une nappe en dentelle faite à la main, des bougies, des paysages d’hiver de Cornelius Krieghoff et une fresque inspirée de celles de la Renaissance italienne font office de décor. Nous nous gavons des récits qui s’écoulent de leurs dents qui claquent, et eux se gavent du repas que Kev Lambert leur prépare: un spaghetti tunisien, la plus fine spécialité culinaire du Saguenay. Nos morts ont faim, me dit mon hôte, et moi je ne réponds rien, mon meilleur ami m’impressionne, il cuisine si bien, il maîtrise parfaitement le ratio sauce harissa, pâte de tomates et spaghetti. La discussion entre Kev Lambert et tous ces fantômes, aussi, me bouleverse. Il a compris qu’il n’y a rien de tel qu’une bonne ou une mauvaise question. Je veux dire qu’il ne pose que les mauvaises, car les bonnes, elles l’ennuient.

Hypersensible, Kev Lambert est aujourd’hui devenu un écrivain et un penseur singulier. Je crois savoir pourquoi. Dans Spectres de Marx, Jacques Derrida dit que les scholar traditionnels ne croient pas aux fantômes: «Il n’y a jamais eu de scholar qui ait vraiment, en tant que tel, affaire aux fantômes […]. Il n’y a jamais eu de scholar qui, en tant que tel, ne croie à la distinction tranchante entre le réel et le non-réel, l’effectif et le non-effectif, le vivant et le non-vivant, l’être et le non-être.» Vous conviendrez avec moi, au terme de la lecture de cette citation du philosophe français, que la nuit de Kev Lambert, celle passée au cimetière, l’aura gardé à l’écart des conventions universitaires jusqu’à sa mort. Pour lui, l’imagination, le mensonge, l’intuition et la conjuration des esprits sont et resteront des outils d’analyse très sérieux. Peut-être le premier scholar qui ait, dans l’histoire de la pensée, eu affaire aux fantômes, Kev Lambert connaît les risques de la hantise sous-jacents à sa pratique intellectuelle et créative.

Note à Kev Lambert : j’entretiendrai ta mémoire quand tu mourras afin que tous les amants qui t’ont abandonné le regrettent. Je jetterai des sorts de magie noire à quiconque osera te blesser. Je me ferai immense, je serai monstrueuse, et de la traîne de ma plus ancienne robe noire, j’effacerai dans un mouvement unique les ombres maudites de tes angoisses et de tes peurs les plus dangereuses. Mes cheveux, devenus des serpents venimeux, piqueront ensuite d’un poison douloureux les joues rougies de tous les hommes et de toutes les femmes qui ont oublié ton nom. Et quand nous serons, tous les deux, des fantômes errants dans les couloirs délabrés de nos vies passées, nous resterons encore ensemble, à tourmenter avec nos corps diaphanes les habitants des plus grandes maisons de la ville de Montréal. Ce seront, désormais, nos voix ricaneuses à nous que les vivants entendront quand ils passeront la nuit dans les cimetières.
 


Rebecca Leclerc est née à Chicoutimi. Brûlée sur un bûcher dans une autre vie, elle écrit présentement un mémoire de maîtrise sur Aby Warburg et Friedrich Nietzsche.

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