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Jouer à chat

L’annexe, c’est le nom que porte la cache aux dimensions réduites du 263 Prinsengracht où ont clandestinement séjourné Anne Frank et sa famille pendant vingt-cinq mois, jusqu’à leur dénonciation à la fin août 1944.

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Roman

L’annexe, c’est le nom que porte la cache aux dimensions réduites du 263 Prinsengracht où ont clandestinement séjourné Anne Frank et sa famille pendant vingt-cinq mois, jusqu’à leur dénonciation à la fin août 1944.

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C’est également dans la moiteur de ce mois que Catherine Mavrikakis plante les événements de L’annexe, roman qui doit son nom à la cachette d’Amsterdam des Frank, aujourd’hui devenue une attraction touristique où se bousculent des voyageurs pressés venus de partout. La protagoniste principale du récit entame d’ailleurs en ce lieu ses confidences de fugitive, comme l’avait jadis fait la jeune Annelies dans son désormais célèbre journal. Or, ici, les révélations ne sont pas celles d’une jeune Juive allemande cachée aux Pays-Bas, mais plutôt le fait d’une espionne de quarante-cinq ans en plein processus d’exfiltration qui trouve refuge dans une safe house de Montréal.

La narratrice de L’annexe s’appelle Anna… Anna comme Anne Frank, évidemment, une parenté que souligne le texte, mais aussi Anna comme Annexe: pour celle qui a perdu son identité à maintes reprises afin de se glisser dans la peau d’une autre, inventée selon les missions, on ne saurait rêver condensation plus adéquate que celle unissant les préfixes ana («déficient en, sans») et ex («hors de, en dehors» ou, avec son trait d’union, reflet d’un état passé). Difficile de croire, vu les références au grec parsemées tout au long du livre — les agences d’espionnage rivales s’appellent respectivement l’Echtros («ennemi») et l’Agathos («bon, utile») —, que cet heureux amalgame ait échappé à l’autrice. Mais à supposer que ce soit le cas, l’étymologie latine du mot annexe (annexus), qui signifie le rattachement, l’association, nous invite assez allègrement à produire nous mêmes ce lien, s’il en est besoin.

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Cette poignée de noms empruntés au grec représente cependant plus qu’un simple signe d’érudition: leur sens dit bien l’aspect manichéen de la lutte. Mais il devient rapidement évident que cette simplicité n’est une que de façade, et qu’à l’allure unidimensionnelle de ces termes répond un complexe pastiche du genre littéraire qu’est le roman d’espionnage. Au-delà de la caricature des thèmes et des structures narratives, cependant, L’annexe élève l’espionnage — et le soupçon qui en est l’apanage — en véritable principe d’interprétation. C’est qu’Anna poursuivait jadis une carrière littéraire et, si elle a abandonné la profession, elle n’en a pas moins conservé ses réflexes herméneutiques, en dépit des injonctions à «ne jamais [s]e fier aux signes, à ne caresser aucun espoir, à ne jamais lire le monde pour y reconnaître un indice, une marque».

Parcourir le Journal de la jeune Anne Frank, par exemple, est pour elle une activité qui dépasse le simple exercice de lecture (à moins qu’elle ne soit bayardienne) pour s’ériger en réelle contrevérification des faits: «[D]ans mon métier, on se méfie de tous les témoignages. Les gens ne s’attachent jamais aux faits, ils voient des détails complètement insignifiants qu’ils magnifient de façon subjective.» Si la narratrice se rapporte ici à son travail d’agent, on applique aisément ce précepte à l’exégète qu’elle fut. En produisant un tel glissement entre l’activité de détection et la lecture, Mavrikakis nous encourage à considérer le texte comme un monde dont il faut pratiquer l’interprétation paranoïaque, mais aussi à penser le monde comme un gigantesque récit dans lequel s’infusent les intertextes.

Syndrome de Stockholm

Les huit prisonniers/protégés de Celestino, cet étrange geôlier volubile et érudit, analysent sans cesse leur réalité à l’aune des œuvres cinématographiques et littéraires de leur répertoire, faisant de celui-ci un Meursault, de celle-là une bourgeoise tolstoïenne. Le livre de Mavrikakis a alors tôt fait de se transformer en véritable annexe au sens bibliographique, à mi-chemin entre appendice transfictionnel et index ambitieux de la culture occidentale. Dans cette optique, la quantité phénoménale de références littéraires explicites transforme le monde en amas de lisibilité pourtant improductive, puisque la sagacité des protagonistes et la justesse de leurs parallèles ne les sauveront pas de la mort qui les attend dans l’annexe.

Tissant son labyrinthe de références, Mavrikakis nous enferme au sein de son roman-archive, à l’instar de sa protagoniste, accablée de menaces et d’œuvres. Comme Anna (d’ailleurs comparée à l’Albertine de Proust), dont les sentiments envers Celestino restent ambigus (oscillant entre admiration et animosité), force est d’avouer que nous finissons par chérir les rayonnages de cette prison romanesque, dont on parcourt les étalages en compagnie de l’autrice. C’est que, comme la bibliothèque qui dissimulait l’entrée menant à la cachette des Frank, il se pourrait bien que derrière l’amoncellement des livres convoqués se cachent les désirs de celle qui, hors du monde, jette pourtant un œil par la fenêtre dans l’espoir d’apercevoir le mouvement des vivants. ♦

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Catherine Mavrikakis
Montréal, Héliotrope
2019, 248 p., 22.95 $