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Je suis une écrivaine québécoise, je suis vengeance

Je suis une écrivaine québécoise, je suis vengeance
Dossier

«La plupart des gens qui racontent la trajectoire d’un passage d’une classe sociale à une autre racontent la violence qu’ils ont ressentie – par inadaptation, par méconnaissance des codes du monde dans lequel ils entraient. Je me souviens surtout de la violence que j’infligeais.»

– Édouard Louis,
Combats et métamorphoses d’une femme

Je suis née en 1979 à Valparaíso, au Chili, et ces coordonnées sociales sont lourdes de conséquences: je suis née sous une dictature qui s’étirait déjà1. Ma petite enfance a été cela: des cerfs-volants dans le ciel et un horizon de militaires avec des kalachnikovs, des bilboquets entre les mains et des milliers de disparus qu’on murmure, des vire-vent qu’on souffle et bientôt un exil à l’autre bout du continent. Car je n’ai connu rien d’autre jusqu’au jour où l’avion que mes parents, mes deux frères et moi prenions a atterri au Canada. C’était Noël, en 1986.

Le français n’est donc pas ma langue maternelle. Ma mère le casse, le parle de travers, de reculons si elle y est obligée, les joues rougies par la gêne. Elle l’a entendu, surtout. D’abord pour se faire donner des ordres, pour se faire lire à voix haute des papiers officiels que je devais même parfois lui traduire; aujourd’hui, pour tisser des liens avec les nouveaux membres de sa famille qui ne maîtrisent pas bien sa langue. Je lui ai imposé cela: le français allait aussi devenir la langue parlée dans l’intimité de sa propre maison, la langue qui se faufilerait jusque dans son amour pour ses petits-enfants, jusqu’à l’intérieur des cartes de Noël qui ne disent jamais te amo, abuelita, mais bien je t’aime, grand-maman.

C’est que, comme enfant réfugiée politique, j’ai appris à taire à la fois ma classe sociale et mon origine nationale, mon passé politique et la langue qui m’a vue naître. J’ai amorcé mon ascension sociale au moment même où je m’intégrais à la société d’accueil et cela est d’abord passé par la langue française. Les règles, je les ai trouvées toutes faites dans le domaine scolaire qui a constitué ma porte d’entrée dans la société québécoise en même temps que dans la culture dominante. Les règles, je les ai apprises comme une enfant d’école, une à une, m’exerçant devant le miroir pour tout avaler et, dans le même souffle, pour creuser un fossé entre mes parents et moi.

J’ai toujours regardé mes parents faire à la maison ce qui allait devenir leur métier, le ménage, sans jamais les aider. Enfant, j’avais déjà intériorisé l’idée selon laquelle les ménages, ce n’était pas pour moi. Tandis que ma mère soulevait les poubelles, j’avais mieux à faire. Comme les femmes chez qui elle travaillait. Tandis qu’elle lavait des cuvettes, je faisais mes devoirs de grammaire, je dessinais, je lisais et j’écrivais en français. Elle ne m’en voulait pas, ma position sociale future étant déjà inscrite en mon corps, comme ce qu’elle attendait de moi pour donner sens à ses sacrifices. C’est ainsi que je croyais qu’en ne faisant pas des ménages, je deviendrais la vengeance de ma mère.

Pourtant, en suivant le chemin attendu pour grimper les échelons, j’ai constamment reproduit la violence du monde social qui maintenait ma mère au sein des dominées. Au lieu d’être solidaire face aux humiliations qu’elle subissait, de me rapprocher d’elle ou de lui faire la courte échelle, j’ai eu l’impression que la seule façon de me sortir de ma classe sociale et de ma position d’immigrante était d’incarner le monde dominant. De ne pas seulement apprendre le français, mais de le maîtriser parfaitement, de le placer entre nous et de me placer, moi, face à ma mère, comme un instrument au service de son invalidation.

Il me semble que cette distance, je l’imposais à ma mère, principalement et férocement, par la violence du langage. Les langages scolaire, administratif, juridique, institutionnel qui lui étaient étrangers. Si le langage sert à exclure, il est d’autant plus dévastateur pour ceux et celles qui immigrent et qui sont dépossédé·es des codes sociaux, mais aussi de leur langue maternelle. Certes, j’ai dû traduire pour ma mère les papiers de l’école, mais comme si ce n’était pas déjà assez humiliant, je me suis aussi servie de cette langue, la langue française, la langue de ses patronnes – celles qui lui donnaient des ordres, celles qui pouvaient la mettre à la porte –, pour la mépriser.

Dans mon livre Là où je me terre, je dis:

Je ne me rendais pas compte alors que les manuels de santé qu’elle accumulait dans sa petite bibliothèque continuaient à crier le nom de ses rêves avortés. Stupidement, au début de l’adolescence, je me suis construite contre elle, contre ce qui la constituait, pensant que c’était bas, ordinaire; méprisant sa culture, dédaignant ses lectures. Je ne me rendais pas compte que c’était justement parce qu’elle m’avait tant élevée que je pouvais maintenant la regarder de haut.

C’est pourtant elle qui m’avait donné ma langue maternelle, puis elle qui m’avait indiqué le meilleur chemin pour m’en éloigner. Au rythme des livres qui s’entassaient, une autre langue avait pris place entre nous. La langue de l’école, des ordres de ses patronnes. Je lisais désormais de la poésie et participais aux concours littéraires de mon école. La langue de la domination de ma mère était devenue mon terrain de jeu. (p. 149-150)

J’ai remis mille et une fois ma mère à sa place, verrouillant pour de bon les portes qui lui étaient pourtant toujours déjà fermées. Si j’ai écrit notre histoire familiale, il n’en demeure pas moins que ma mère a été privée, sa vie durant, de la possibilité de raconter sa propre histoire. Encore aujourd’hui,
ma mère lit mon histoire, son histoire, racontée par moi, dans cette langue.

La couverture de mon livre, Là où je me terre, porte l’inscription roman. J’y tenais, mais on me questionne souvent à ce sujet, on me la reproche parfois, il arrive même qu’on me la refuse. On lui préfère le terme récit. Lorsqu’on récuse cette première étiquette, c’est comme si on me disait «elle est déplacée, Caroline» – déplacée dans le sens où l’entend Ernaux. C’est clair, net et limpide, «elle n’est pas à sa place». Pourtant, la volonté de parler de ma trajectoire de transfuge ou de la trajectoire d’immigration de ma mère n’est pas qu’une volonté de dire nos petites et grandes blessures personnelles. C’est certes une façon de réparer ces violences que j’ai fait subir, mais il s’agit aussi de venger celles, plus grandes, qui nous ont invisibilisées, elle et moi.

Je tiens au mot roman parce que je désire ardemment imposer ma mère et les femmes qui ont connu son destin à la réalité et à la fiction qui ne parlent jamais d’elles. Natalia, ma mère, avec ses mains abîmées, fripées par la javel, est un être humain en chair et en os, mais elle est aussi un idéal type. Quand on me refuse le mot roman, j’ai l’impression que l’on refuse que je fasse de notre histoire de la littérature. On accepte le récit ou le témoignage parce que cela suppose une histoire particulière, singulière, personnelle, unique; une histoire qui me concerne. Alors que je veux nous raconter, à vous. Nous inscrire dans le champ littéraire. Des femmes comme ma mère, il y en a des centaines au Québec, et si on trouve des traits individuels, singuliers, à chacune d’elles, leurs trajectoires tortueuses et humiliées se confondent. Dans toutes les immigrantes, il y a une Natalia.

Écrire, pour moi, c’est mettre en lumière les violences subies et infligées en refusant l’invisibilisation que l’histoire et la littérature imposent aux femmes comme ma mère. C’est refuser qu’on les limite à leur aspect individuel. Être écrivaine, pour moi, c’est nous placer désormais comme personnages, et ainsi obliger le Québec à nous voir, à nous regarder, à nous entendre nous dire, à nous lire. Les immigrantes sont aussi des personnages principaux qui façonnent les sociétés et qui en subissent les violences. Je continuerai à dire roman parce qu’au bout du compte, c’est la seule véritable vengeance que je connaisse. Par le roman, je nous ai inscrites, avec colère et amour, dans la trame narrative collective québécoise.

 


Née au Chili, Caroline Dawson arrive à Montréal à sept ans. Depuis 2006, elle enseigne la sociologie au Cégep Édouard-Montpetit. Coorganisatrice du Festival de littérature jeunesse de Montréal et finaliste au Prix du récit de Radio-Canada (2018), elle est aussi l’autrice de textes parus dans différents collectifs et du roman Là où je me terre (Remue-ménage, 2020), finaliste au Prix des libraires 2021.

  • 1. Certains passages et idées de ce texte sont tirés de la conférence «Expliquer les violences de classe», que j’ai donnée dans le cadre du colloque «Édouard Louis: écrire la violence» (Paris, 2021).
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