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Je n'étais pas là quand c'est arrivé

Je n'étais pas là quand c'est arrivé

En plus d’afficher une grande cohérence avec l’approche de l’artiste, Stress aigu, le premier livre de Natascha Niederstrass, est le fruit d’une collaboration fort réussie avec les éditions Rodrigol.

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Livre d'artiste

En plus d’afficher une grande cohérence avec l’approche de l’artiste, Stress aigu, le premier livre de Natascha Niederstrass, est le fruit d’une collaboration fort réussie avec les éditions Rodrigol.

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Drame, vide, absence, enquête, violence, mémoire: la démarche de Natascha Niederstrass met en relief les possibilités offertes par les méthodes de reconstitution d’un événement qui échappe aux protagonistes impliquées. L’ensemble des plus récentes installations de l’artiste s’élabore sous la forme de théâtres de l’horreur, où l’incertitude et les éléments manquants révèlent un sentiment anxiogène. En effet, que reste-t-il d’une histoire constellée de trous? Quel est le lien de corrélation entre le manque d’informations et la violence? Autant de questions abordées par Niederstrass dans Stress aigu, un premier livre d’artiste d’une grande sensibilité qui suscite une réflexion sur le vide narratif.

Amnésie et aphasie: la figure du trou noir textuel

Plaquette d’une cinquantaine de pages, Stress aigu s’ouvre sur une page de garde noire. Le ton est donné; le vide, nommé. Un cercle de carton noir tombe de la page suivante. Représentation de la tache aveugle, il annonce le trou noir que provoque un drame. Les premières lignes de l’ouvrage prennent la forme d’une conversation par textos et confirment l’amnésie de la protagoniste: «Allo! Je ne me rappelle absolument pas d’aucuns détails […]. Est-ce que tu te rappelles de tout? […] Pourrais-tu m’éclairer?[sic]» La suite de l’œuvre est constituée d’éléments textuels et visuels qui agissent comme les pièces d’un casse-tête dont l’image d’origine serait inexistante: photographies de la ville et d’espaces domestiques, trajets sur une carte, taches noires, textes parfois illisibles et mots disséminés sur les pages illustrent l’aphasie qui envahit la narratrice, quasi muette, et la lectrice, incapable de comprendre.

La figure du trou noir est omniprésente. Le cercle de papier mobile trouve écho dans les formes rondes dispersées un peu partout dans l’histoire: tantôt un visage caché par un cercle noir; tantôt un cerne de liquide laissé par un verre; et, au centre du livre, les schémas d’un trou noir, celui-là même qui fascine les astrophysicien·nes par sa capacité à empêcher toute matière de s’en échapper. Ces images agissent comme la clé de voûte du récit: elles illustrent le point culminant du vide qui se manifeste dans la tête de la victime et dans la narration, quand la parole et le souvenir ont été piégés. Alors que les différents textes évoquent des bribes de faits, les photographies fragmentent des espaces et des lieux non identifiables pour la personne qui regarde. Il s’est passé quelque chose.

Absence de validation et violence du non-dit

«Ça s’est passé, mais moi je n’y étais pas, je n’étais pas là», mentionne la narratrice sur l’image d’une enveloppe. Voilà la tragédie qui se joue pour la victime: l’impossibilité de faire valoir son point de vue, voire de faire valider ce qui s’est produit. En rapprochant des morceaux de textes et d’images les uns des autres, narratrice et lectrice tentent de reconstruire la temporalité du trauma sans jamais y arriver totalement. Il reste des zones floues, comme autant d’angles morts que le cerveau s’évertue à révéler. Pourtant, des signes et des codes apparaissent dans la trame narrative, dévoilant peu à peu la source de la blessure. Images d’échantillons médicaux, photos d’une salle d’interrogatoire froide et sous-vêtement féminin jettent un éclairage sur l’événement. «À la suite de […] je me suis réveillée […] J’avais des douleurs au corps, […] des maux de tête […] Je crains ce jour avec beaucoup d’angoisse» sont des mots qui illustrent la cruauté de ne pas savoir. Cette dernière se manifeste par le fait qu’on n’a pas tout ce qu’il faut sous la main pour comprendre le drame, souligne Niederstrass en entrevue avec Rebecca Makonnen sur les ondes de Radio-Canada. Il y a certainement un rapprochement à établir entre la violence de l’amnésie, l’invisibilisation du corps de la femme et la difficulté d’être entendue: elles reposent sur un non-dit pouvant être comblé de n’importe quelle façon.

Fractions de temporalité, fragments d’événement et violence de l’amnésie sont pris en charge par le support même du livre, qui dévoile le trou noir de la mémoire. Transformé·es en enquêteur·rices, les lecteur·rices assemblent les pièces pour comprendre le trauma, car chez Niederstrass, le drame est habilement lié au dispositif livresque. Il se dégage ainsi de Stress aigu une forme de poétique du black-out, amplifiée par une esthétique «forensique» déjà présente dans les œuvres antérieures de l’artiste. À mille lieues de ce qui pourrait être considéré comme une pudeur dans l’écriture, l’ouvrage dévoile une intimité bafouée, brisée, violée; un stress aigu, justement, dont personne ne se remet jamais.

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Natascha Niederstrass
Montréal, Rodrigol
2022, n. p. p., 20.00 $