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Islamophobie : penser et agir

Islamophobie : penser et agir

La radicalisation, qu’on associe d’emblée à l’islamisme, conduit au terrorisme et à la violence. Comment cette idée a-t-elle pénétré les esprits au Québec, au point de stigmatiser peu à peu les communautés musulmanes?

Essai

La radicalisation, qu’on associe d’emblée à l’islamisme, conduit au terrorisme et à la violence. Comment cette idée a-t-elle pénétré les esprits au Québec, au point de stigmatiser peu à peu les communautés musulmanes?

Dans son livre Sans voix: carnets de recherche sur la radicalisation et l’islamophobie, Bochra Manaï expose dès le départ les multiples facettes de son identité – «Femme, Arabe, Maghrébine, musulmane, venue de France pour vivre à Montréal» –, elle nous informe sur son parcours d’immigrante et de chercheuse qui adopte «une position d’alliée dans la lutte contre l’islamophobie et la radicalisation». Peu d’auteur·rices en font autant et nous alertent à propos des partis pris éventuels qui pourraient émerger dans l’analyse.

L’intention à l’origine de cet ouvrage est tout aussi limpide. L’essayiste veut donner la parole aux sans voix, les jeunesses maghrébines du Québec, «en particulier celles suspectées de s’être radicalisées». Une parole qui, par ailleurs, divise les communautés musulmanes elles-mêmes. Ainsi, la recherche est orientée de manière à révéler «l’ensemble des processus et des interactions dans lesquels ces jeunes se trouv[ent] discutés, observés, piégés»; l’objectif étant prioritairement de montrer et d’analyser le fossé qui les sépare de ceux qui «parl[ent], agiss[ent], programm[ent], défend[ent] et convers[ent] en leur nom». Pour y parvenir, Manaï se met au défi de leur accorder une tribune, en présentant les faits (qui sont réels) à l’intérieur d’un récit structuré pour «rendre anonymes les individus qui les incarnent». Les prénoms qui figurent dans le texte très fragmentaire de ces carnets sont dès lors fictifs, et «représentent un amalgame de personnes rencontrées au cours de [s]es années d’enquête et d’implication civique au Québec». Les sept sections du livre reconstruisent, en toile de fond, la chronologie de l’actualité locale et internationale qui a présidé à la montée de la radicalisation, de «L’éclosion» (2014) à «L’institutionnalisation» (2019) – période dont «l’histoire» nous est racontée en lien avec les interventions de la chercheuse sur le terrain et la scène politique.

D’une crise à l’autre

La pertinence d’un tel ouvrage est indéniable. En 2014 surviennent les premiers «attentats» en sol canadien: on se souviendra de Martin Couture-Rouleau fonçant avec sa voiture sur deux militaires à Saint-Jean-sur-Richelieu, et de Michael Zehaf-Bibeau, qui a tué un militaire devant le Monument commémoratif de guerre du Canada, à Ottawa. Manaï est alors invitée comme chercheuse à se joindre à certaines organisations musulmanes pour réagir publiquement. Cette démarche «visait à définir les musulmans comme la première cible des attaques et comme les premières victimes de l’injonction globale à se distancier du terrorisme». Or, si les personnes musulmanes convoquées s’accordent un droit de regard et d’expertise, elles sont aussi conviées à intérioriser le dilemme de la radicalisation. Premier piège: la radicalisation n’appartient pas strictement à l’Islam. Deuxième piège: perdre de vue le fait que la radicalisation est un processus, possible «résultat d’un rapport social et d’une interaction» qui pousse certain·es jeunes à la «colère» et à la «rupture». Deux mises en garde que le contenu de l’ouvrage illustre à travers la succession de drames qui ont influencé la vie des familles musulmanes, d’une crise à l’autre – de l’attentat de Charlie Hebdo au carnage de la Grande mosquée de Québec. Bien que le rappel de ces événements, leur analyse et l’éclairage important qu’ils apportent sur la réalité de ces familles soient nécessaires pour situer la parole des jeunes, celle-ci manque peut-être de substance, au bout du compte.

«Tentative de faire sens»

Ce récit est aussi, et surtout, un regard sur ce que veut dire être une chercheuse à l’intersection des appartenances ethnique, religieuse et de classe, qui souhaite s’ancrer comme femme portant un regard critique et bienveillant sur nos sociétés.

Manaï s’impose un pari audacieux en tant qu’universitaire désirant participer aux changements sociaux. À la question «N’est-il pas primordial de conjuguer l’urgence de penser et celle d’agir?», elle répond oui, sans hésiter. Une posture inattaquable, d’autant plus qu’elle est pleinement assumée. Ce qui l’est moins, c’est la forme du livre. Le sous-titre précise qu’on aura affaire à des «carnets de recherche», alors qu’on lit plutôt un récit. L’autrice elle-même utilise le mot à plusieurs reprises dans sa conclusion, et avoue sans ambages que «ce récit est un fragment et une tentative de faire sens d’enjeux trop simplifiés dans la conversation publique». On reste à la fin avec le désir d’entendre plus longuement ce que les sans voix avaient à dire durant les cinq années d’enquête de la chercheuse.

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