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Inconscience de la nouvelle

Inconscience de la nouvelle

Sans être imbuvables, les textes de Benoît Ménard ne deviennent jamais l’occasion d’élaborer un réel projet formel, de nourrir une véritable conscience de la nouvelle et des virtualités qui lui sont spécifiques.

Nouvelle

Sans être imbuvables, les textes de Benoît Ménard ne deviennent jamais l’occasion d’élaborer un réel projet formel, de nourrir une véritable conscience de la nouvelle et des virtualités qui lui sont spécifiques.

Dans Nouvelles de la conscience, qui constitue son entrée en littérature, Benoît Ménard nous propose «l’invention d’une invention»: sous la tutelle de l’ISP (Programme spatial international), une technologie permettant le transfert d’une conscience dans un autre corps aurait vu le jour dans le plus grand des secrets. Déclaré illégal lorsque le scandale de ses premiers échecs éclate, ce procédé, plutôt que de disparaître, connaît désormais une existence clandestine sous la plume de Ménard.

De cette séduisante hypothèse, Ménard décline les possibles: se succèdent les dilemmes moraux — et il faut saluer la capacité de l’auteur à les aborder sans tomber dans une pénible catéchèse du transhumanisme. L’ésotérisme que pouvait faire craindre un pareil titre est absent, et on se félicite de ne pas trouver chez le poète un émule littéraire des chamans de la psycho pop. Au contraire, hommes-trompant-femmes, tueur-assassinant-incognito et super-compteurs-de-cartes-au-casino défilent dans un total de sept nouvelles qui soulèvent chacune une question éthique spécifique — allant de l’adultère au recel d’organes — sur un ton léger, parfois trop. Car si l’on apprécie la désinvolture lorsqu’elle s’applique à la morale (l’auteur se garde bien de nous la faire, la conscience du titre n’étant heureusement pas mise en examen), on la pardonne nettement moins bien dès lors qu’elle est d’ordre esthétique.

Superconteur?

Nouvelles de la conscience est un livre qui se lit le crayon à la main, moins parce que le lecteur se jette dans la prise de notes, que parce qu’il s’empêche difficilement de marginer les erreurs et les errements du texte. Bancal, l’ensemble provoque un effet similaire à celui que génèrent les tables inégales; l’envie irrésistible d’en réajuster les pattes (et l’ouvrage aurait justement mérité un tour supplémentaire sur celle du correcteur).

Benoît Ménard est bon scénariste, il faut le lui accorder: ces expériences de pensées, qui auraient pu rester relativement statiques ou atones, sont rendues vivantes par l’inventivité qui y est insufflée. Mais cet élan de l’imagination est comme laissé en plan par l’écriture qui, boitant, n’arrive pas à le rattraper dans l’ambitieuse course où il se lance. À coups de locutions figées ou de clichés («la chance m’a souri», «ça lui monte directement à la tête» ou «le véritable amour ne se trouve plus», «où nous emmènes-tu cowboy? — Au bout de la nuit!») et d’abus de ponctuation (parfois jusqu’à cinq points d’exclamation dans la même page et, en d’autres endroits, dans le même paragraphe), le texte s’essouffle rapidement.

Habiter d’autres corps

Outre ce problème, qui aurait pu être évité avec un travail éditorial ironiquement plus consciencieux, on se désole aussi de ce que la structure propre au recueil de nouvelles n’ait pas été exploitée davantage, alors qu’elle aurait très visiblement enrichi le propos thématique. Car ces Nouvelles de la conscience auraient pu faire preuve de plus «conscience» de la nouvelle. Lorsqu’il décrit le processus de transfert de l’ISP en expliquant que «[d]eux cobayes entreraient […] dans la salle de transfert, mais [qu’]un seul en sortirait: un être mixte qui posséderait la conscience de l’un et le corps de l’autre», on est tenté d’assimiler le processus imaginé par l’auteur à celui qui motive la construction d’un recueil de nouvelles. En effet, que se produit-il, dans ce type d’ouvrage, sinon un savant mélange d’entités tout à la fois distinctes et perméables, engagées dans une dynamique dialogique de transformation mutuelle? Mais pas de transfert à l’horizon: tristement, chacune des nouvelles tombe dans les limbes, à la manière de la conscience des hôtes habités.

Cet être mixte dont l’auteur parle, on aurait bien voulu que ce soit aussi le texte, dont le corps aurait gagné à être pénétré par l’expérience de qui le précédait. L’extrait le spécifie, si deux cobayes entrent, un seul en sort; quant au texte, les sept nouvelles n’arrivent malheureusement pas à faire corps en un seul ouvrage. La déception naît principalement de ce que Ménard effleure ces effets sans les atteindre, qu’il semble flirter avec ces potentialités sans pourtant chercher à en tirer profit. Les alternances de la narration, qui glisse d’un ton subjectif à la voix omnisciente, en passant par les dialogues théâtraux et les échanges de courriels, en sont le meilleur exemple. Ces variations narratives auraient pu constituer de formidables occasions de s’interroger sur les implications formelles générées par la contrainte de dire je en ne parlant d’ailleurs que de son propre corps ou, inversement, par celle de ne jamais être en mesure de savoir qui se dissimule derrière le je prononcé par l’autre — en somme, d’investir à nouveau, grâce à la science-fiction, les questions épineuses propres aux problèmes que pose l’énonciation. S’il faut rester indulgent lorsqu’il s’agit d’un premier ouvrage, on aurait néanmoins espéré que celui-ci suscite davantage l’envie d’en lire un deuxième. ♦

Auteur·e·s
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Benoît Ménard
Montréal, Tête première
2018, 128 p., 16.95 $