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Girlcrush

Les petits garçons fournit l’occasion d’apprécier les filles pour ce qu’elles sont et peuvent être, dans leurs détours et leurs égarements vers l’âge adulte.

Bande dessinée

Les petits garçons fournit l’occasion d’apprécier les filles pour ce qu’elles sont et peuvent être, dans leurs détours et leurs égarements vers l’âge adulte.

Dans cet album longtemps mûri et travaillé, Sophie Bédard reprend ses thèmes de prédilection, c’est-à-dire le passage à l’âge adulte, les aléas de l’amitié et une représentation de la sexualité et des genres qui ne s’embourbe pas dans des carcans rigides. Au contraire, l’autrice explore avec talent ces thèmes, dans leurs zones grises et leurs nuances. En continuité avec sa série Glorieux printemps (Pow Pow, 2012 à 2014), Sophie Bédard développe un récit parfaitement ficelé, qui configure brillamment les enjeux du female gaze, c’est-à-dire la possibilité pour des personnages féminins d’être modelés en dehors des limites d’un regard objectifiant.

L’album s’ouvre sur le retour non annoncé de Nana, l’amie voyageuse qui s’est poussée sans régler ses comptes avec ses colocataires. Ces dernières réagissent différemment à son retour : Jeanne demeure rébarbative à une possible réconciliation, tandis que Lucie s’avère un peu plus confiante dans la bonne foi de Nana. Les petits garçons sonde avec brio les modulations des émotions ressenties vis-à-vis de certains événements propres au début de la vingtaine, que ce soit la triste apathie qui suit une rupture, le stress lié à une job poche ou même un retour obligé de voyage. Sophie Bédard nous livre le tout avec un humour qui doit beaucoup de son efficacité à la verve des dialogues, la complexité des personnages et la force de son dessin, qui n’est pas sans rappeler la série Scott Pilgrim de Bryan Lee O’Malley.

« Un petit chat triste et aquatique »

Le récit montre à la fois l’absurdité et l’intensité des émotions douces-amères des personnages qui franchissent le seuil de l’âge adulte. En les abordant avec un humour tendre, Sophie Bédard investit un univers à des kilomètres des clichés. Les traits donnés aux protagonistes montrent d’ailleurs une diversité de corps : les colocs sont « fille[s] de personne » à la Hubert Lenoir, tantôt nues ou têtes rasées. La corporalité des protagonistes n’est pas codée de manière à les statufier dans une beauté idéalisée ; elles s’incarnent non pas dans le regard de leur entourage, mais bien par leurs personnalités marquées.

On sent, de la part de l’autrice, un grand souci du détail et du rythme dans l’écriture et la réalisation de ce dernier livre. L’encrage au simple fini noir rend des lignes souples et rebondies, bien vivantes. Ce dépouillement nous laisse apprécier l’évolution des dynamiques dans les relations entre les personnages aux personnalités bigarrées. La finesse dans le travail de la séquence et du découpage rend avec justesse la vivacité et l’originalité des dialogues : la signature graphique de Sophie Bédard donne de l’ampleur à sa verve emblématique.

Les (maudits) petits garçons

Le projet d’écriture de Bédard dépasse le récit des aventures de jeunes femmes modernes en quête d’une relation amoureuse réussie. Il s’agit bien d’une mise à distance de ces petits garçons désirés, et cette déconstruction s’inscrit dans chaque plan que réalise l’autrice. Celle-ci détaille les motivations des désirs des personnages principaux, plus particulièrement ceux de Lucie. À cet égard, en exergue, Carly Rae Jepsen résume parfaitement sa position dans l’album : « I think I broke up with my boyfriend today/And I don’t really care/I’ve got worse problems. »

Sophie Bédard n’hésite pas à aborder de front les failles et la nonchalance de ses protagonistes. En cela, Les petits garçons rejoint l’esprit de la série télévisée Girls (écrite et réalisée par Lena Dunham), en relevant la singularité des héroïnes sans les présenter comme des modèles. Les personnages suivent parfois — voire souvent — leur moins fructueuse inclinaison, sans être condamnés pour autant, comme dans la relation qu’entretient Lucie avec « Mauvaise idée », son rebound. Cette aventure montre Lucie dans sa quête d’elle-même après une rupture, tout en décrivant une masculinité non toxique au passage. De fait, l’histoire de Lucie et de Mauvaise idée est dépeinte de manière réaliste, et laisse entrevoir d’autres types d’engagements que celui du couple « officiel », et que ceux-là n’excluent pas la notion de respect et de sexualité positive. Le tout est rendu avec légèreté et humour, en évitant toute dichotomie agaçante.

C’est dans cette perspective ouverte et inclusive que Sophie Bédard explore les hauts, les bas, mais surtout ce qui se trouve entre les deux, de ce groupe d’amies qui traversent leur vingtaine. Car si j’ai mentionné le traitement nuancé des relations amoureuses, il faut dire que la question de l’amitié, centrale dans l’album, s’avère d’autant plus pertinente qu’elle est différemment présentée tout au long de l’intrigue, du petit voisin à la fille weird qui organise des partys courus par la gang. Loin d’être idéalisée (on peut douter du fait que Nana, Jeanne et Lucie vont demeurer des amies proches toute leur vie), leur amitié est montrée dans sa vérité et son intensité momentanée. L’album, magnifiquement abouti, fait bien plus que déboulonner des stéréotypes de genre. À l’instar de ses consœurs Obom ou Julie Delporte, Sophie Bédard configure une esthétique du female gaze dans un récit qui pousse une réflexion sur ses enjeux narratifs. Difficile de cerner le seul ingrédient qui fait la réussite des Petits garçons, puisque sa qualité tient dans le parfait ensemble qu’il constitue. ♦

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Sophie Bédard
Montréal, Pow Pow
2019, 228 p., 24.95 $