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Géographie affective

Bertrand Carrière: Solstice représente un jalon dans le cheminement de l’artiste et une pierre d’assise pour l’histoire de la photographie au Québec.

Beau livre

Bertrand Carrière: Solstice représente un jalon dans le cheminement de l’artiste et une pierre d’assise pour l’histoire de la photographie au Québec.

Plusieurs images s’enchevêtrent sur la couverture. Rien n’est nettement défini, c’est une nuit spectrale. Une silhouette obscure, couronnée d’un feuillage en contre-jour, se prend en photo dans le reflet d’une fenêtre, qui renvoie également l’image de l’intérieur d’une demeure – une porte ouverte –, mais aussi de l’extérieur. On discerne les bâtiments d’une ville, dont on devine en surplomb un ciel crépusculaire.

C’est une œuvre en apparence simple, vue des centaines de fois. C’est le photographe photographié dans son propre reflet, même si dans ce cas-ci, le métier déploie sa mesure et en fait une couverture plus révélatrice qu’il n’y paraît. Elle métaphorise assez justement la démarche du capteur d’images qu’est devenu au fil du temps Bertrand Carrière.

La monographie Bertrand Carrière: Solstice, produite par les éditions Plein sud et la Galerie d’art Antoine-Sirois de l’Université de Sherbrooke, rassemble le corpus de l’artiste, qui s’étend de 1971 à 2020. La publication est «m[ue] par l’objectif d’offrir un portrait plus exhaustif du "capteur" et de l’ensemble de sa pratique», comme le souligne Mona Hakim, l’une des codirectrices de l’ouvrage.

L’atlas photographique

Au premier coup d’œil, il s’agit d’un livre aux allures standards. La couverture satinée est cependant séduisante, tout comme le papier légèrement lustré qui accueille les photos de Carrière. La simplicité est le mot d’ordre: l’objet-livre respire la sobriété et demeure tout au long minimaliste dans son esthétique et ses matériaux. Il est élégant que les directeur·rices de la publication aient relégué les traductions des textes à la fin de l’ouvrage, allégeant ainsi la mise en page. La place revient donc entièrement au travail de Carrière, dont l’influence sur la photographie actuelle est palpable.

À l’intérieur, c’est réglé au quart de tour. L’assemblage des images est fluide, bien cadencé, et propose une lecture claire de la production du photographe et des points névralgiques de sa pratique. Le livre est généreux, et rien ne semble avoir été laissé au hasard. Les œuvres discutent entre elles, forment des raccords qui décuplent leur puissance d’évocation. Un symbolisme latent teinte souvent le corpus de l’artiste – symbolisme qui fait penser à celui des cinéastes Andreï Tarkovski (Stalker, 1979) et Terrence Malick (L’arbre de vie, 2011). Au détour d’une page, nous ne sommes pas surpris·es de croiser, à la fin d’une séquence, une citation de l’écrivain allemand W. G.Sebald, grand mélancolique s’il en est. Ces images et d’autres, dont émane un silence propre au recueillement (tel ce tissu qui virevolte au vent, ou encore ces souliers au fond de l’eau), nous rapprochent du rituel, de la méditation sur le temps, de la construction de notre «intimité géographique», de notre «être-au-monde» en discussion constante avec nos mémoires.

Le feu des images

Mona Hakim, qui signe le texte le plus complet et juste sur Carrière, prend soin de scinder la production de l’artiste en deux grands axes, «l’un, documentaire, raviv[ant] la mémoire de lieux chargés d’histoire[;] l’autre, plus intimiste, infiltre le quotidien du photographe: cercle familial, relations amicales, paysages arpentés, tant ceux de proximité que ceux repérés au gré de ses errances». Deux axes dont les limites poreuses font naître les photos les plus riches. C’est que, selon Robert Enright, l’un des contributeurs de l’ouvrage, «le temps et l’espace deviennent soudain inclusifs et expansifs». Ils créent chez les lecteur·rices comme ils ont créé chez le principal intéressé «une réceptivité d’ordre phénoménologique, qui relève d’une mémoire affective des évènements du quotidien et d’une expérience sensible du monde» (Hakim).

Comme le poète écossais George Mackay Brown, cité en exergue de l’ouvrage, Carrière met volontiers sa main dans le feu des images. La métaphore est juste, car elle suggère que les photos ne sont pas innocentes, mais plutôt brûlantes et réconfortantes. Leurs flammèches tigrées peuvent, dans l’éternité de ce temps figé, donner envie d’embraser le monde et de s’y reconstruire. Il en va ainsi pour Carrière, qui se laisse définir par les œuvres, guidé, nous rappelle Enright, par les gens qu’il rencontre plus que par sa propre démarche.

Voilà un objet humble et riche, à l’image de l’artiste qu’il met en valeur.

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Article au format PDF
Mona Hakim, Robert Enright, Pierre Rannou
Longueuil/Sherbrooke, Plein sud/Galerie d'art Antoine-Sirois de l'Université de Sherbrooke
2020, 304 p., 65.00 $