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Femmes porteuses de mots

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Quelle prise d’angle une réflexion abordant l’écriture de mes sœurs des Premières Nations pourrait leur rendre justice? Une profonde perplexité m’habite devant ce défi, ce qui ne m’est jamais arrivé.

En tant qu’invitée à divers évènements littéraires dans les autres provinces du Canada, j’ai donné à plusieurs occasions des conférences au sujet de la littérature autochtone. Il s’agis-sait alors de faire découvrir, aux multiples groupes francophiles du pays, la voix des auteur·rices des Premières Nations du Québec et je témoignais, avec beaucoup de conviction, de la richesse des textes d’écrivain·es que je considère comme des ami·es. Facile!

Mais me questionner à propos de la raison pour laquelle une majorité de voix féminines font figure de proue de la littérature autochtone au Québec? En plus qu’elles sont Innues pour la plupart, alors que je suis la seule Eeyou (pour l’instant) dans le lot… Récemment, Émilie Monnet a ajouté de la diversité en tant qu’Anishnabe et bientôt, Andrée Levesque-Sioui viendra mettre sa couleur wendate, sans oublier celle de la conteuse abénaquise-wendate, Christine Sioui-Wawanoloath.

An Antane Kapesh, son influence

Je me suis demandé si l’apport des voix innues venait de l’exemplaire An Antane Kapesh qui, au début de son témoignage, Je suis une maudite sauvagesse1, dédie son livre à ses huit enfants:

Je remercie chacun de ceux qui m’ont aidée à faire ce livre que j’ai fait. Et je suis heureuse de voir d’autres Indiens écrire, en langue indienne.

J’avais reçu un exemplaire de la première édition publiée à Leméac en 1976 que j’avais littéralement dévoré. Cette femme exprimait exactement ce que je ressentais confusément en tant que Eeyou.

Quelques années plus tard, en 1983, je faisais paraître un premier texte politique, «Chiâlage de métisse2», dans la revue Recherches amérindiennes au Québec. Ce numéro portait un titre que je pourrais qualifier de visionnaire en constatant la présence féminine dans la littérature actuelle des Premières Nations: Femmes par qui la parole voyage3. À la sortie de ce numéro, la fleur actuelle des autrices innues comme Natasha Kanapé Fontaine, Naomi Fontaine, Marie-Andrée Gill, Julie D. Kurtness, Maya Cousineau Mollen,etc., n’était qu’un espoir dans le ventre de leurs mères.

J’avais aussi eu l’occasion de voir une pièce de Michel Tremblay alors que j’étudiais au cégep de Saint-Jérôme, À toi pour toujours, ta Marie-Lou, qui avait complètement renversé mes idées sur la littérature. Il était permis d’écrire en joual! Donc, en associant l’essai d’An Antane Kapesh et le théâtre de Tremblay, j’avais écrit un texte né du bouleversement intérieur provoqué par ces deux auteur·rices. Je découvrais des univers qui me ressemblent, plus que ceux appris lors de mes études en littérature autant française que québécoise, celle-ci moulée à l’autre. Bien entendu, j’aime la poésie d’Anne Hébert, de Saint-Denys Garneau, de Gaston Miron, ou les romans de Marie-Claire Blais, de Gabrielle Roy, de Réjean Ducharme. J’apprécie la beauté de leurs textes, de leurs images, mais leurs propos ne m’atteignaient pas intimement, au contraire de ma lecture des œuvres de Kapesh et Tremblay.

Je reviens à mes sœurs innues. Dans la réédition à Mémoire d’encrier de Je suis une maudite sauvagesse, pilotée par Naomi Fontaine, celle-ci témoigne dans la préface, avec la force d’intuition qui la caractérise, de l’importance de cette «œuvre fondatrice»:

[An Antane Kapesh] me racontait l’Histoire, celle que je n’avais jamais entendue. La mienne. Un récit brutal, violent, impossible. Elle m’a appris que j’avais un passé auquel rattacher la flamme qui me consumait. […] Comment est-ce possible que personne, ni un professeur, ni un littéraire, ni un membre de ma famille ou de ma communauté, ne m’ait révélé que ce livre était celui que je devais lire?

Puis, ce constat sur la mission de transmettre aux futures générations, non plus seulement par l’oral, mais désormais par l’écriture:

[…] cette femme qui décide de prendre une arme redoutable pour défendre sa culture et celle de ses enfants, l’écriture.

Par ailleurs, je crois pouvoir avancer sans trop me tromper qu’il y a deux poètes entre la génération de Kapesh et celle de Fontaine qui ont maintenu en vie la flamme de l’écriture. Il s’agit de Rita Mestokosho et de Joséphine Bacon. Elles ont ouvert la route à toutes celles qui publient actuellement, elles ont persisté dans l’utilisation de leur langue maternelle, passant du français à l’innu-aimun. Démontrant définitivement que le public francophone adore entendre la sonorité des langues des Premières Nations.

La clarté du message

Un aspect important qui aide au succès des autrices autochtones est l’accessibilité de leur art poétique. Il y a plusieurs années, j’ai assisté à une formation sur les techniques d’écriture de la poésie, donnée par Marilyn Dumont, Métisse. Elle nous conseillait d’utiliser un langage clair, simple, pertinent, en évitant les termes abstraits, recherchés. Elle disait que moins était plus efficace: «Pour être puissants, les mots n’ont pas besoin de plusieurs syllabes. D’ailleurs, la langue simple ouvre des horizons en faisant allusion à plusieurs niveaux de sens.»

J’entends la voix de Joséphine:

Tu tournes autour de moi
       Toi qui contes ma vie
       Dans cet élan, j’essaie
d’exister
4

Celle de Natasha:

J’entends les clochers
   de ta robe de poussière
   ma sœur
5.

Ou encore celle de Naomi:

Bien sûr que j’ai menti, que j’ai mis un voile blanc sur ce qui est sale6.

Il y a aussi la force des messagères et leurs techniques de partage qui expliquent leur popularité. Lorsque Joséphine ouvre la bouche pour livrer ses poèmes, sa voix rauque nous transperce au moment où ses mots entrent en nous, qu’elle s’exprime en français ou en innu-aimun. J’ai vécu une expérience sensible avec ma petite-fille qui nous avait accompagnées, sa mère et moi, à un salon du livre des Premières Nations. Lorsque Joséphine a pris le micro et a commencé à lire dans sa langue maternelle, la petite a laissé ses crayons à colorier pour se concentrer sur la poète, je voyais à son regard fasciné qu’elle vivait une expérience mémorable. Après, elle s’est tournée vers nous et a dit: «J’ai tout compris!» Elle avait six ans et seule Joséphine a suscité chez elle une telle réaction.

La même force se dégage de Natasha Kanapé Fontaine lorsqu’elle slame ses poèmes. Sa voix vient des amplitudes couvrant le territoire de ses ancêtres, le Nitassinan.

Celle qui m’a étonnée dès son premier recueil est Marie-Andrée Gill. Elle abordait le quotidien et la nature avec un regard neuf. Toutes les poètes de ce groupe parlent de leur identité, du territoire, des animaux, sauf que Marie-Andrée le fait autrement, avec une vision plus contemporaine peut-être, moins centrée sur les témoignages, les revendications et les dénonciations. Quand elle le fait, c’est d’une manière pleine de finesse. On voit le geste immémorial posé par une femme autochtone, à cause de l’utilisation du mot médecine, mais dans un contexte actuel par celle du verbe pleumer:

Je pleume les oies pour souper, comme je voudrais le faire pour toi mais à l’envers: te greffer des ailes qui marchent et des cris plein la gorge, que tu puisses voir les fleurs sauvages de mon cœur cru, la médecine millénaire qui nous enveloppe7.

Dans cet autre extrait du même recueil, on sent l’appartenance au territoire, l’instinct de la nomade résumé en peu de mots:

Je laisse le territoire m’éparpiller comme les oiseaux migrateurs savent ne pas se perdre.

La transmission de la culture

Le témoignage d’Adeline Basile, dans une chronique intitulée «Shikuan-uishatshiminana (Les graines rouges du printemps)», publiée dans la revue Liberté en 2017, avait capté mon intérêt par la similitude de nos expériences, celle de nos mères cueilleuses de fruits afin d’en nourrir leur famille.

Basile confie:

Ma sœur Sinipi et moi sommes de cette génération qui veut conserver l’Innu-aitun, nous persistons à transmettre cette tradition à nos enfants, du mieux que nous le pouvons8.

Ma mère allait aussi chasser le petit gibier, sinon le gros quand elle en avait la possibilité. De même qu’elle allait à la cueillette de plantes médicinales, elle nous apprenait la survie en forêt, la préparation des peaux, la fabrication de vêtements. Tout ça sans paroles. Nous apprenions par observation le savoir ancestral des traditions. Bien entendu, mon père jouait un rôle dans la transmission, mais il était aussi pourvoyeur, donc souvent absent.

Je fais un lien entre la forte présence féminine dans la littérature des Premières Nations et l’observation de nos mères. L’écriture est la forme actuelle du partage des connaissances. Le courant naturel pousse les femmes à assumer leur rôle de passeuses du savoir, de l’identité, de la langue. La classe s’est élargie, des enfants à la communauté humaine, celle curieuse de nous connaître après des siècles d’indifférence sinon de désir plus ou moins avoué d’assister à notre disparition.

Mais à force d’entêtement, malgré les expériences traumatisantes apportées par le colonialisme, les peuples des Premières Nations ont accédé à une certaine écoute, à l’acceptation de leur existence. Dès lors, la parole des femmes peut s’engouffrer dans cette ouverture, comme un torrent libéré après une ère glaciaire.

 


Née en Jamésie, au nord-ouest du Québec, Virginia Pesemapeo Bordeleau est une artiste multidisciplinaire Eeyou. Depuis 2007, elle a publié trois romans, trois recueils de poésie, un livre de conte, un essai et un livre d’art. En 2020, elle obtient le Prix de l’artiste de l’année en Abitibi-Témiscamingue remis par le CALQ et présente une rétrospective de quarante ans de carrière à MA, Musée d’art de Rouyn-Noranda.

  • 1. An Antane Kapesh, Je suis une maudite sauvagesse, Montréal, Mémoire d’encrier, 2019 [1976].
  • 2. L’article, qui avait été republié avec une illustration de l’autrice dans la revue La vie en rose en 1984, a été numérisé par le Centre de documentation sur l’éducation des adultes et de la condition féminine (CDÉACF): Cliquez ici.
  • 3. Les numéros et articles de Recherches amérindiennes au Québec sont en vente sur leur site: Cliquez ici.
  • 4. Joséphine Bacon, Uiesh - Quelque part, Montréal, Mémoire d’encrier, 2018.
  • 5. Natasha Kanapé Fontaine, Manifeste Assi, Montréal, Mémoire d’encrier, 2014.
  • 6. Naomi Fontaine, Kuessipan, Montréal, Mémoire d’encrier, 2011.
  • 7. Marie-Andrée Gill, Chauffer le dehors, Saguenay, La Peuplade, 2019.
  • 8. Adeline Basile, «Shikuan-uishatshiminana (Les graines rouges du printemps)», Liberté, nº 318, hiver 2017.
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