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Extrait

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Le parfum de Nour (Mémoire d'encrier, 2015)
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Le parfum de Nour (Mémoire d'encrier, 2015)
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Je prends la mesure de Londres par ses parcs. Je me délecte de négliger ses musées et ses palais. Le charme qui m’entoure recèle quelque chose de sinistre. On dirait un mensonge tellement gros qu’il ne vaut plus la peine de le dénoncer. Alors je cours en gardant les œillères bien serrées. Les écouteurs pompent la musique d’autres lieux, d’autres temps. Les chansons de mon adolescence, de mes peines de cœur, celles de la mère, de l’épouse et de l’amante. Cat Stevens au premier baiser, L’albatros de Léo Ferré, Édith Piaf autour d’un vin et de Rochefort, Fairuz aux petits matins de Ramallah et la voix de Darwich pour la longue route…

Je monte cette vallée un peu comme les marches de mon âme. Je grimpe une colline élevée pour voir la mer. Aucune chanson ne me porte, aucun malentendu avec l’existence… Mais les nuages se sont amoncelés recouvrant la plaine, les points cardinaux et la mer.

Tout à coup des images surgissent, placardant la musique de photos d’immeubles écrasés, de dates, de coordonnées, substituant à la poésie la grammaire brisée des gros titres criards: Trêve humanitaire violée! L’école Al-Faroukh bombardée! La mosquée de l’hôpital Al-Shifa pulvérisée! Vingt-six membres d’une famille anéantis! À force d’avancer, je reviens sur mes pas et sur le dernier message que j’ai reçu de toi avant ta disparition:

27 décembre 2008 – Raids israéliens depuis l’avant-midi. Cent cibles touchées en moins de 5 minutes. Deux cents morts, et ça ne fait que commencer. Appel à l’aide des collègues à l’hôpital Al-Shifa. Des flots de victimes dégorgent dans la salle d’urgence sans répit. Ils n’arrivent plus à en faire le décompte. Zéro journaliste sur le terrain à part ceux des médias locaux. Je quitte Ramallah. Départ immédiat pour Gaza avec des médecins de l’UNRWA. Je t’écrirai de là-bas.

C’est moi la journaliste alors que c’était toi qui m’informais. J’ai attendu pendant que les bombes annihilaient les villes, et les morts se multipliaient par dizaines et centaines. J’ai attendu, mais le message promis n’est jamais venu. Puis, la nouvelle est tombée:

15 janvier 2009 – Les locaux de l’UNRWA, l’agence de l’ONU responsable des réfugiés palestiniens, attaqués aux bombes au phosphore à Gaza. Plusieurs civils portés disparus, incluant des médecins occidentaux.

Pourquoi n’étais-je pas avec toi? Qu’est-ce que je faisais ici alors que je devais être là-bas? Je me pose les mêmes questions depuis des mois, traversant les lieux du lac à la mer, du bleu au rouge, des Laurentides aux collines de la Palestine, les stops interminables aux checkpoints enjambant les événements. Les premiers jours à Ramallah, cet automne doux de 1998 où tout semblait encore possible malgré les premiers signes de l’échec du processus de paix, moi prenant des notes dans mon calepin de documentariste sur telle initiative en santé publique et telle contribution des médecins canadiens au développement du système de santé du futur État palestinien; le dernier baiser partagé il y a un an, un 1er novembre frisquet de 2008, au bord du Lac-Caché. Les langues se mêlent aux lieux, les paysages aux paysages, Ramallah, Montréal, Londres et toutes ces autres villes dont l’ombre me poursuit depuis l’enfance. Les souvenirs dévorent les souvenirs et les moments l’extase; l’adolescente angoissée qui a débarqué à l’aéroport de Mirabel en 1982; l’immigrée bilingue devenue trilingue; la musicienne, la journaliste, la femme. Le goût et le dégoût du sexe. La plume qui tranche les poèmes, le piano martelant le cri des oiseaux sur le clavier de l’ordinateur. La violence faisant l’amour à l’amour. Du chaos, rien que du chaos, quarante-cinq ans de chaos dansent dans ma tête, sauf pour les années passées ensemble, dix saisons d’une clarté aussi limpide que celle du soleil sur la glace.

Depuis que je cours, je prends tous les détours, même les plus douloureux pour ne pas être ici, échouée sur cette île, pour ne pas croiser les gens qui habitent désormais mon quotidien, ne pas voir leurs lèvres bouger, me dire des banalités dans le bus, à l’épicerie, ou en montant l’escalier à l’appartement sur Boundaries Road. J’arrache les écouteurs et je transperce les ombres de Londres avant qu’elles ne se greffent sur ma musique. Je cours et oublie aussitôt que je l’ai fait. Les pas franchis restent là, loin de moi, détachés de mes souvenirs. Le paysage glisse sur mon corps, les odeurs s’évaporent, les couleurs demeurent froides. J’ai pris la décision de rejeter cette ville. Rien ne me passionne plus que de plaquer mes chaussures sur son visage. Et pour rien au monde ne vais-je lui offrir l’occasion de coloniser ma mémoire. Le chaos de mon histoire m’appartient et il m’appartiendra entier!

Mais ce matin… Ce matin n’est pas comme les autres. Je suis terriblement fatiguée. Fatiguée de ma colère. J’ai envie de croquer dans la terre, de me frotter contre la mousse qui caresse les troncs des arbres. Je voudrais me lancer au milieu des truites pour m’enrober dans cette odeur de poisson qui jusqu’ici m’a tellement déplu. Un murmure s’est niché dans ma peau. Mais regarde, risque un regard, me souffle-t-il à l’oreille. Permets-toi de sentir. Sois infidèle. Pourquoi pas? Personne ne t’en voudrait de tromper le malheur.

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