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Être divisée sans régner

Être divisée sans régner

Vingt ans après la parution de cette œuvre phare de la littérature féministe sur la maternité, Lori Saint-Martin et Paul Gagné nous font la grâce d’une traduction vive et extraordinairement fidèle au ton de l’original.

Essai

Vingt ans après la parution de cette œuvre phare de la littérature féministe sur la maternité, Lori Saint-Martin et Paul Gagné nous font la grâce d’une traduction vive et extraordinairement fidèle au ton de l’original.

Comme beaucoup de lecteur·rices, j’ai découvert le travail de Rachel Cusk grâce à sa trilogie Outline, dont les deux premiers volumes lui ont valu d’être finaliste au prestigieux prix Giller. Bien qu’elle ait vécu très tôt aux États-Unis avec ses parents et qu’elle réside actuellement en Grande-Bretagne, Cusk est originaire de la Saskatchewan. Or, si Outline est un bijou d’inventivité narrative, l’autrice est à mon sens au faîte de son art dans la non-fiction: lorsqu’elle écrit directement à partir de sa vie, sa vie en ruine et dont l’écriture est la reconstruction.

Une prose exquise

Traduction de A Life’s Work: On Becoming a Mother (Picador, 2001), L’œuvre d’une vie est un recueil d’essais plutôt qu’un récit, dont l’entreprise est de dire la rénovation entière de l’être par le bouleversement sans précédent, sans avertissement et sans remède de la maternité. D’aussi longtemps qu’elle s’en souvienne, la narratrice a lié son avenir de femme au fait de devenir une mère. Malgré cette prédisposition inévitable, voire inexorable, rien ne l’a préparée à l’expérience de la grossesse, de l’accouchement, de l’allaitement, de l’insomnie chronique, enfin de l’inesquivable responsabilité.

Scrutée par la prose exquise de Cusk – comme la Douleur exquise (Actes Sud, 2003), de Sophie Calle: «vive et nettement localisée» –, la maternité se révèle l’occasion d’une bataille dévastatrice pour une redéfinition de soi. Cusk est une observatrice sociale acérée et, avec une liberté de ton radicalement innovante sur ce sujet – au Québec, il y aurait Fanny Britt avec Les tranchées (Atelier 10, 2013); aux États-Unis, Ayelet Waldman, avec Bad Mother: A Chronicle of Maternal Crimes, Minor Calamities, and Occasional Moments of Grace (Anchor, 2009) –, elle livre un portrait à l’humour politiquement incorrect, revigorant et parfois franchement désopilant, car l’auscultation de son propre chamboulement est caustique et ne fait pas de quartier.

Devenir mère

Aux antipodes des gazouillis du Bébé (P.O.L, 2002), de Marie Darrieussecq, L’œuvre d’une vie se concentre sur la femme en devenir de mère, même si les portraits de sa fille, elle-même en plein devenir, trahissent la tendresse de cette découverte d’une autre que soi, faite par soi.

En raison de cette focalisation, le point de vue du père est absent. Sa figure n’apparaît que de rare en rare, parfois glissée dans un «nous» qui surprend, tant cette situation intensément vécue au «je» semble solitaire. Mais c’est que la maternité enserre, emprisonne en soi, dans une réfection de tout l’être. Et que, malgré ses lectures – le texte fait référence à des romans, des poèmes, des livres de puériculture ainsi qu’à des tribunes d’auteurs dans les journaux, qui narrent leur découverte offensée de la paternité –, Cusk se considère vite «aux limites de la maternité cartographiée».

Dans cette catastrophe au sens étymologique, tout devient étrange, jusqu’aux amitiés avec d’autres femmes également devenues mères; jusqu’à cet amour pour l’enfant qui «renferme en son cœur un conflit, un germe de tourment qui […] contrairement aux autres, ne peut être résolu». Rien n’est indemne de l’ancienne vie ou de l’ancienne personne que l’écrivaine était: cette «rupture entre la mère et le moi» s’avère une «scission», une division indépassable. Car «[r]éussir à être l’une, c’est échouer à être l’autre». C’est ce qui fait de l’entreprise d’énoncer cette ambivalence une réflexion féministe.

Si la maternité est l’une des tâches les plus difficiles de son existence, la narratrice finit subrepticement (plutôt que glorieusement) sur un devenir accompli: l’acquisition d’un savoir qui signe sa transformation. Après avoir mis en pièces, avec une franchise et une honnêteté décapantes, les mythes de la bonne et de la mauvaise mère, les discours tout faits, les usages de son époque et le visage actuel de la maternité au sein d’une classe sociale occidentale privilégiée, Cusk est passée de l’autre côté du miroir. Il n’y a pourtant aucune prétention à la généralisation dans son point de vue férocement singulier.

Bien que l’autrice dise le profond démembrement de l’expérience de devenir mère, la restitution incroyablement mobile de l’étonnement qui l’assaille, le rapport impitoyablement précis de son incompréhension totale face à ce qui lui arrive, et son intégrité à en rendre à l’écrit la vérité montrent que les forces vives de Cusk, en tant qu’écrivaine, sont intactes.

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Rachel Cusk
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Montréal, Boréal
2021, 248 p., 27.95 $