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Et si je meurs avant toi, je te confie l'impossible : Deuxième partie

Et si je meurs avant toi, je te confie l'impossible : Deuxième partie
Portraits croisés de deux professeurs de courage : Edward W. Said et Mahmoud Darwich
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Collaboration spéciale en trois volets
Portraits croisés de deux professeurs de courage : Edward W. Said et Mahmoud Darwich
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ElawaniIllustration : Ralph Elawani

 

Comme l’un de ses maîtres à penser, Theodore Adorno, Edward Said était un mélomane farouche. Lire ici: une personne préoccupée par la musique occidentale «sérieuse», qui avait assez peu d’intérêt pour le reste, y compris pour «l’Astre de l’Orient», Oum Kalthoum, dont un concert l’avait traumatisé durant sa jeunesse – il avouera, du bout des lèvres, en 1994, qu’il commençait enfin à trouver «some art1» à cette musique. En 2004, Najla Said confiait, à l’occasion d’une célébration de l’œuvre et de la vie de son père décédé un an plus tôt, que celui-ci aurait été pratiquement incapable de faire la différence entre Michael Jackson et une chaise, et que lorsqu’on parlait de Madonna, il était du genre à dire: «Ça, c’est celle qui montre toujours son nombril?2» Il semblerait qu’Edward Said n’ait réellement aimé que quatre morceaux de musique populaire: Sympathy for the Devil, des Rolling Stones; What’s Love Got to Do with It?, de Tina Turner; la version d’Iko Iko du film Rainman; et la chanson thème du film Beverly Hills Cop3. Allez comprendre… La partie de sa vie qui lui paraîtra la plus significative sera néanmoins celle où il cofondera, avec le chef d’orchestre argentino-israélien Daniel Barenboim, le West-Eastern Divan Orchestra. Un orchestre réunissant des dizaines de jeunes musiciens d’Israël et des pays arabes voisins.

Si Said était en quelque sorte l’homme de la musique élitiste, Darwich, lui, est indissociable des interprétations «populaires» de ses poèmes, comme celles de Marcel Khalifé, dont il ne fut pas – pour reprendre un vers du poète – simplement un passant dans ses mots, mais bien sa parole4. J’y suis personnellement venu très tard, un soir, grâce à l’ami Jean-Pierre Gorkynian, en entendant un oudiste interpréter Rita et le fusil. Une histoire d’amour entre le poète et une Juive israélienne dont le nom revient à travers l’œuvre de Darwich. Les premiers vers racontent:

Entre Rita et mes yeux: un fusil
Et celui qui connaît Rita se
    prosterne
Adresse une prière
À la divinité qui rayonne dans ses
    yeux de miel
Moi, j’ai embrassé Rita
Quand elle était petite
Je me rappelle comment elle se colla
    contre moi
Et de sa plus belle tresse couvrit
    mon bras
Je me rappelle Rita
Ainsi qu’un moineau se rappelle son
    étang
Ah Rita
Entre nous, mille oiseaux mille
    images
D’innombrables rendez-vous
Criblés de balles
5.

Aux États-Unis, on parlerait peut-être d’une murder ballad. Au Moyen-Orient, dans cette partie du monde où l’instabilité garantit le statu quo et les impératifs de gestion de celui-ci, c’était plutôt le destin d’un couple de confessions différentes. Comme Said et Darwich, Khalifé recevra des menaces en réponse à ses œuvres. Notamment pour avoir soi-disant insulté les valeurs religieuses en utilisant un verset du Coran («J’ai vu onze planètes, la lune et le soleil prosternés») dans une chanson adaptée d’un poème de Darwich6. Le procès de ce Dylan arabe se révélera paradoxalement plus politique que religieux. Sounds familiar? Accrochez-vous, l’Absurdistan est une vaste contrée.

Said, lui, malgré dix-sept doctorats honorifiques, passera sa carrière à être considéré comme un terroriste, un antiaméricain et parfois comme l’un des pères de la rectitude politique sur les campus (quiconque l’a moin-
drement lu ou a eu vent du peu d’estime qu’il avait pour les censeurs comprend le grotesque de l’assertion; quiconque ne l’a pas lu et a entendu la frange la moins éclairée de ses épigones comprend aussi, mais l’inverse). L’auteur d’Orientalism estimait d’ailleurs que l’identité palestinienne était la seule individualité constituée à se voir assimilée à la criminalité et à la délinquance, regroupée par l’Occident sous le terme fourre-tout de terrorisme7.

Ironiquement, on ira jusqu’à accuser Said de ne pas être réellement palestinien, de ne pas avoir souffert de l’exil. L’essayiste et journaliste Christopher Hitchens, athée fondamentaliste, saoulologue aux formules lapidaires et ami personnel de Said, le défendra publiquement, comme il aura défendu bec et ongles son autre ami, Salman Rushdie, lors de la parution des Versets sataniques8. Hitchens aura par ailleurs la présence d’esprit de souligner qu’il était chez Said (dans le même appartement où la police de New York avait installé un bouton panique, car elle craignait pour la sécurité du professeur à l’Université Columbia) le soir où le «Palestinien le plus en vue des États-Unis» a reçu le manuscrit du livre maudit par l’ayatollah Khomeinifatwa lancée en raison d’un passage se déroulant dans un rêve, doit-on le rappeler9… Khomeini, meilleur politicien que prophète, il faut croire, venait alors de réussir à restaurer son image en faisant oublier qu’il avait signé un traité avec Saddam Hussein, au mépris de sa promesse de ne jamais le faire, puisque Dieu (encore lui) était du côté des Iraniens.

En 198810, à l’époque où Said recevait ce livre – au moment où rageait la première Intifada –, Darwich faisait parler de lui à la Knesset. Son poème Passant parmi les paroles passagères, publié en arabe dans un quotidien, fait alors scandale lorsqu’il est idéologiquement traduit puis interprété. On peut y lire:

Vous qui passez parmi les paroles
    passagères
Il est temps que vous partiez
Et que vous vous fixiez où bon vous
    semble
Mais ne vous fixez pas parmi nous
Il est temps que vous partiez
Que vous mouriez où bon vous
    semble
Mais ne mourez pas parmi nous
Nous avons à faire dans notre terre
Ici, nous avons le passé
La voix inaugurale de la vie
Et nous y avons le présent,
    le présent et l’avenir
Nous y avons l’ici-bas et l’au-delà
Alors, sortez de notre terre
De notre terre ferme, de notre
    mer […]
11

Jérôme Lindon, éditeur chez Minuit, écrit:

La réaction indignée qu’a provoquée, en Israël et dans une partie de la Diaspora, la publication du poème de Mahmoud Darwich […] est doublement contestable. Elle transgresse d’abord le droit fondamental qu’a tout écrivain d’être lu dans son authenticité et non dans les interprétations qu’en donnent des traductions orientées. Mais elle met surtout en cause la liberté pour les Palestiniens de revendiquer la Palestine pour patrie12.

La question de la politisation de la traduction pourrait difficilement trouver meilleur exemple. À l’issue de cette affaire – et surtout de ce poème, qui, personnellement, ne m’apparaît pas comme une œuvre particulièrement réussie de Mahmoud Darwich –, on constate tout de même l’ironie de voir la critique du colonialisme israélien décriée comme de l’antisémitisme. Une ironie qui nous revenait plus tôt cette année lorsque l’État qui «maintient la plus longue occupation militaire dans l’histoire moderne 13» souhaitait se lancer dans la médiation entre la Russie et l’Ukraine, en plus de réserver un traitement différent aux réfugiés juifs et non juifs, comme l’ont noté plusieurs médias, dont RFI et NPR14.

Darwich, dont la connaissance profonde d’Israël et de sa culture en avait d’ailleurs fait un atout du côté de l’Organisation de libération de la Palestine, reconnaissait l’existence de l’État d’Israël et aspirait, ainsi que le rappelait l’écrivain Haïm Gouri, «à la fraternité entre les peuples de ce pays meurtri15». Comme Said, il avait de surcroît condamné ouvertement à plusieurs reprises l’antisémitisme.

On n’a qu’à penser ici aux répliques de l’auteur de The Question of Palestine au philosophe français Roger Garaudy (négationniste notoire devenu populaire dans le monde arabe après sa conversion à l’Islam… et qui sera, ironiquement, lui aussi frappé d’une fatwa…), publiées dans Al Hayat puis dans Le Monde diplomatique en 199816.

D’ailleurs, au sujet de l’antisémitisme, l’idée de base de Said repose sur le simple fait que le racisme anti-juif et le racisme anti-arabe vont de pair: les racines de l’orientalisme sont les mêmes que celles de l’antisémitisme. Dominique Eddé, dans le pénétrant récit de sa relation avec Edward Said (et de sa pensée), illustre le tout en nous renvoyant à Franz Fanon, que Said admirait, et pour qui il était clair que l’esprit de l’opprimé peut contenir le germe de l’oppresseur: «Mon ultime prière: Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge!17 », urge-t-il à la fin de Peau noire, masques blancs. Sa remarque pourrait servir de contrepoint (une notion dont on reparlera dans la troisième partie de ce texte) à cette assertion de D. K.Fieldhouse, historien conservateur de l’Empire britannique: «Le fondement de l’autorité impériale [est] la mentalité du colon18.» Précisément le décalque de ce que Steve Biko, militant sud-africain de la lutte antiapartheid, disait de son côté: «L’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé.»

 


Ralph Elawani vit et travaille à Montréal. Il a fondé et dirige, aux éditions Somme toute, les collections «N i t r a t e» et «F i l m é c r i t u r e».

  • 1. Tariq Ali, Conversations with Edward Said, Londres, Seagull Books, 2006.
  • 2. Wouter Capitain, «Edward Said on Popular Music», Popular Music and Society, vol. 40, 2017, en ligne. «Najla reminded the audience that "even though daddy could have told you anything you wanted to know about a lot of things, he was entirely hopeless when it came to pop culture." She mentioned, for example, that he "wouldn’t be able to distinguish Michael Jackson from a chair, and knew only one thing about Madonna, that 'she’s the one who always shows her belly button, right Naj?'"» [Ma traduction.]
  • 3. Ibid.
  • 4. Mahmoud Darwich, «Un jour je m’assoirai sur le trottoir», Anthologie (1992-2005), traduit de l’arabe par Elias Sanbar, Arles, Actes Sud, 2009.
  • 5. Voir l’album de Marcel Khalifé, Promises of the Storm – One of Lebanon’s Foremost Composer Sings Songs of Palestine (1983). Une traduction du texte original de Mahmoud Darwich par Abdellatif Laâbi est parue dans le recueil Rien qu’une autre année: anthologie poétique (1966-1982), publié aux éditions de Minuit en 1983.
  • 6. Voir à ce sujet l’analyse de Christophe Ayad publiée dans Libération en novembre 1999.
  • 7. Edward W. Said, Du style tardif, traduction de Michelle-Viviane Tran Van Khai, Arles, Actes Sud, [2006] 2012.
  • 8. Lire à ce sujet Christopher Hitchens, «Assassins of the Mind», Vanity Fair, 5 janvier 2009, en ligne.
  • 9. Une brillante analyse de ce roman (profane et antidogmatique, comme l’est le roman par essence), beaucoup moins lu que commenté, a été réalisée par Laurent Binet en janvier 2021 dans Le Monde diplomatique.
  • 10. Notons qu’à la même époque, la censure tout comme les questions de financement public d’artistes aux œuvres «scandaleuses» font rage en France et aux États-Unis. On peut citer comme exemples Andres Serrano, Nan Goldin et Robert Mapplethorpe, ou encore la longue liste de cinéastes attaqués en justice par l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (AGRIF), liste qui comprend Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Mocky (s’ajouteront plus tard Rodolphe Marconi, Costa-Gavras, les FEMEN, Charlie Hebdo et plusieurs autres).
  • 11. Mahmoud Darwich, Palestine mon pays: l’affaire du poème, avec la participation de Simone Bitton, Matitiahu Peled et Ouri Avnéri, traduit de l’arabe et de l’hébreu par Abdellatif Laâbi et Rita Sabah, Paris, Minuit, 1988.
  • 12. Ibid.
  • 13. Dans les mots d’Omar Barghouti dans Boycott, désinvestissement, sanctions: BDS contre l’apartheid et l’occupation de la Palestine, traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque et Catherine Neuve-Église, Paris/Montréal, La Fabrique/Lux, 2010.
  • 14. Voir le reportage du 14 mars 2022, réalisé par Daniel Estrin, correspondant de NPR à Jérusalem, et celui du 2 mars 2022, réalisé par Sami Boukhelifa, correspondant de RFI à Jérusalem. En ligne.
  • 15. Haïm Gouri, «Adieu, Mahmoud Darwich!», Courrier international (initialement paru dans Ha’aretz), 20 août 2008, en ligne.
  • 16. Dans le quinzième chapitre de son ouvrage Edward Said: le roman de sa pensée, Dominique Eddé effectue un tour d’horizon de l’effet de l’antisémitisme et du racisme rampant dans les institutions arabes, et de la vision de Said à leur sujet.
  • 17. Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, [1952] 1971.
  • 18. Edward W. Said, Culture et impérialisme, traduit de l’anglais par Paul Chemla, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, [1993] 2000. Notons que l’historien Stephen Howe, professeur à l’Université de Bristol, avait de son côté relativisé cette position en mentionnant que bien qu’elle soit «centrale» à la pensée de Said, elle est résolument «marginale» chez Fieldhouse.
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