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Et si je meurs avant toi, je te confie l'impossible

Et si je meurs avant toi, je te confie l'impossible
Portraits croisés de deux professeurs de courage : Edward W. Said et Mahmoud Darwich
Collaboration spéciale en trois volets
Portraits croisés de deux professeurs de courage : Edward W. Said et Mahmoud Darwich

El Azizia, en Libye, a longtemps été considéré comme le lieu le plus chaud sur la planète. Mon père est né à 34 kilomètres de là, à Janzour, une ville qu’il a fuie pour Tripoli, peu après la mort de son propre père, afin d’échapper à un oncle tyrannique – le genre méchant de films, avec une dent en or et un fusil– et au travail dans des plantations où des bosseux-de-faiseux locaux le battaient, par exemple, pour avoir accepté de la nourriture des Italiens qui en étaient les propriétaires. À Janzour, il y avait une fratrie d’agités du bocal dont le trait commun était d’avoir un nez disproportionné – le genre Robert Charlebois qui serait tombé sur un nid de guêpes – et un penchant prononcé pour la cruauté envers les autres enfants. Les Khanchour. Il y avait aussi l’idiot du village, qui marchait les bras tendus vers le ciel en criant «Roma! Roma!», comme un personnage sorti de la tête de Fellini.

À 8000 kilomètres de Janzour, une famille de cultivateurs utilisait l’expression «assez fou pour mettre le feu, pas assez fin pour l’éteindre», quand venait le temps de parler de leur version de l’idiot du village – une bourgade matapédienne où mes parents ouvriront un restaurant en 1981. Le curé encouragera les gens à acheter local (lire: plutôt que chez «le brun avec le gap entre les dents»). Ce même tâcheron du salut des âmes avait un faible pour l’eau-de-vie. De temps en temps, le soir, il passait au restaurant. Le gin rendait ses frontières idéologiques, tout comme les parois de son confessionnal, moins étanches: «Ma’m chose, ’a couche beaucoup…» Au même bar, il y avait un habitué toujours accoudé devant deux bières. Le tabouret à sa gauche était libre. L’une des deux bières demeurait intouchée quelques heures, jusqu’au moment où l’homme se penchait (toujours à sa gauche) et disait: «T’as pas soif?», avant de vider la bouteille et de repartir avec le secret de cet étrange numéro qu’il rejouait soir après soir.

En effectuant des recherches, je suis tombé récemment sur un avis légal de la Régie des permis d’alcool du Québec daté de 1981, autorisant la danse et les spectacles au restaurant Chez Regeb, à Saint-Vianney. Une petite annonce plus ancienne, parue dans Le Soleil en 1974, renvoie au même individu, ou presque. On y lit que Régid Elawani a perdu un porte-carte renfermant ses pièces d’identité et son permis. «Le joindre après 8heures». On lit aussi dans la même édition du Soleil que Frank Zappa sera en concert le 28 juin et que Caroline la nymphomane prendra l’affiche au cinéma Midi-Minuit.

La première occurrence d’un Elawani dans les médias québécois est donc non seulement erronée (mon père ne parlait ni n’écrivait le français en arrivant ici, c’est donc forcément un ami qui avait écrit le texte à sa place), mais elle souligne de plus que le principal intéressé avait perdu les preuves de son identité.

Ces histoires se sont rapidement mêlées aux premiers airs des fêtes et à leur lot de «Bethléem», «Jérusalem» et «Nazareth», lorsqu’à la fin de l’automne dernier, Mélikah Abdelmoumen m’a proposé d’écrire au sujet d’Edward
W. Said et de Mahmoud Darwich, et de l’éclairage que ces auteurs peuvent apporter aux questions de notre temps.

Said et Darwich. Deux hommes chez qui l’exil, l’instabilité et l’in-quiétude ont trouvé une chambre d’écho. Deux Palestiniens qui se sont accessoirement rencontrés en 1974, avant ou après la sortie de Caroline la nymphomane, je ne saurais dire. Tout ce que je sais, c’est que, cette année-là, Said a rédigé une partie d’un discours que Yasser Arafat a prononcé aux Nations unies et que, tout comme Darwich, il semblait à cette époque déjà traversé par l’idée qu’il existe un «universel des migrations, et non des stabilités1.

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C’est à l’issue de la Guerre de six jours (la Naska) de 1967, peu après son entrée comme professeur à l’Université Columbia, que Said s’est politisé. Fils d’une famille de commerçants occidentalisés, il est plus ou moins né dans la ouate: double nationalité (américaine et palestinienne), leçons de piano, éducation au Victoria College duCaire. Omar Sharif – qui s’appelait encore Michel Shalhoub – fréquentait le même établissement. C’était, raconte Said dans son autobiographie Out of Place: A Memoir (Granta Books, 1999), un bully qui représentait l’enracinement de l’autoritarisme colonial – rappelez-vous les bosseux-de-faiseux zélés dont je parlais plus haut. En 1967, Said n’avait publié qu’un seul livre; un ouvrage plutôt convenu à partir de sa thèse de doctorat sur Józef Teodor Konrad Korzeniowski, alias Joseph Conrad. Cet auteur à la «rigueur ironique» ne le quittera pourtant jamais. Il en sera de même pour Theodor Adorno et Giambattista Vico (le Ibn Khaldoun des Italiens), ou encore pour Antonio Gramsci. Said adoptera de ce dernier – comme le remarque l’écrivaine Dominique Eddé, dont il fut l’ami et l’amant, dans Edward Said: le roman de sa pensée (La Fabrique, 2019) – «le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté».

Elawani

À la même époque, Mahmoud Darwich possède quant à lui cette espèce de beauté altière qu’avaient Alain Delon, Terence Stamp et, si l’on pousse un peu, le jeune Staline. Cela tombe bien, il est communiste et a déjà publié quatre recueils. Il a été emprisonné à cinq reprises depuis que son village natal, Al-Birwa, a été envahi puis détruit – comme 416 autres villages palestiniens2.

Il n’y avait, semblerait-il, pas de livres chez le jeune Darwich. Son initiation littéraire, il l’a faite entre autres grâce à des chanteurs itinérants fuyant l’armée israélienne3 dans cette patrie «corde à linge pour les mouchoirs du sang versé», comme il l’écrit dans son poème Les oiseaux meurent en Galilée4. Le jour où il apprendra le mot «Liban» sera celui où les forces juives mettront sa famille sur la route de l’exil.

Vingt ans après la Naska, Said reprendra un vers du poème de Darwich La terre nous est étroite («Où partent les oiseaux après le dernier ciel») dans le titre de son livre le moins conventionnel, After the Last Sky (1986). De la poésie de Darwich, Said écrira qu’elle a «illuminé toutes les facettes de l’expérience palestinienne5». D’After the Last Sky, où les textes de Said appuient les photos du Suisse Jean Mohr, Salman Rushdie dira quant à lui qu’il s’agit de la plus belle prose qu’il ait lue au sujet de ce que cela veut dire être Palestinien6.

Nous sommes vivants, vous êtes morts

En 1994, un article d’Edward Said sur son ami qu’on présente parfois comme un «poète troyen» (et qui a alors déjà vendu plus d’un million de livres dans le monde) permettra l’émergence d’un terme qui accompagne les dernières années de vie du New-Yorkais d’adoption: le «style tardif». Formule empruntée à Adorno, le style tardif, chez Said, renvoie à l’idée que les œuvres de fin de vie de certains artistes sont parfois traversées par l’inquiétude, l’intranquillité, l’intempérance, et que, bien qu’ils soient parvenus presque au terme de leur existence, ils s’expriment dans un «idiome nouveau» qui accentue un sentiment d’isolement, d’exil et d’anachronisme7. C’est le cas de Samuel Beckett, de Jean Genet ou encore de Beethoven. Par-dessus tout, selon Said, c’est le cas de Mahmoud Darwich, chez qui il décèlera les pistes du style tardif dans le poème Onze astres sur l’épilogue andalou; un poème prémonitoire qui aura en quelque sorte anticipé le désastre (à ses yeux) des accords d’Oslo – le «Traité de Versailles des Palestiniens8».

Invité par la Maison-Blanche en septembre1993 à assister à la cérémonie (celle de la fameuse poignée de main entre Arafat et Rabin, sous l’œil de Bill Clinton), Said refusera de s’y rendre, objectant que cette journée où l’on reconnaissait que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) représentait légitimement les Palestiniens, plutôt que de reconnaître que ces derniers avaient été dépouillés de leurs droits, devrait être un jour de deuil (a day of mourning). Comme Said, Darwich avait été dans les bonnes grâces de l’OLP. Cela ne l’empêchera pas de glisser un proverbial «Vous êtes morts» dans l’oreille d’Arafat, avant de claquer la porte de l’organisation. Said, qui avait quitté le Conseil national de Palestine en 1991, invitera Arafat à abandonner son poste. L’autorité palestinienne répondra en bannissant les œuvres de l’intellectuel, que ses adversaires sionistes et néoconservateurs appelaient ironiquement jusque-là Arafat’s man in New York9.

Fin de la première partie – découvrez la suite dans notre numéro de juin 2022.

 


Ralph Elawani vit et travaille à Montréal. Il a fondé et dirige, aux éditions Somme toute, les collections «N i t r a t e» et «F i l m é c r i t u r e».

  • 1. Laetitia Zecchini, «Je suis le multiple: exil historique et métaphorique dans la pensée d’Edward Said», Tumultes, no35, 2010.»
  • 2. Voir l’introduction de Munir Akash et Carolyn Forché dans: Mahmoud Darwich, Unfortunately, It Was Paradise – Selected Poems, Berkeley, University of California Press, [2003] 2013.– par l’armée israélienne.
  • 3. Peter Clark, «Mahmoud Darwich – Poet, author and politician who helped to forge a Palestinian consciousness after the six-day war in 1967», The Guardian, 11 août 2008 (en ligne).
  • 4. Mahmoud Darwich, La terre nous est étroite et autres poèmes, 1966-1999, traduit de l’arabe par Elias Sanbar, Paris, Gallimard, 2000.
  • 5. Laetitia Zecchini, op. cit.
  • 6. Ma traduction. «[T]he most beautiful piece of prose I have read about what it means to be a Palestinian», article du Manchester Guardian Weekly, cité dans The Selected Works of Edward Said 1966-2006 (dir. Moustafa Bayoumi et Andrew Rubin), New York, Vintage, 2019.
  • 7. Edward W. Said, Du style tardif, traduit de l’anglais par Michelle-Vivianne Tran Van Khai, Paris, Acte Sud, [2006] 2012.
  • 8. Edward W. Said, The Selected Works of Edward Said 1966-2006 (dir. Moustafa Bayoumi et Andrew Rubin), New York, Vintage, 2019.
  • 9. Ibid.
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