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Esthétique sauvage

Il était une fois, une sorcière qui avait l’air d’une fée. Une princesse qui n’avait que faire des apparences. Elle ne va pas au bal. Elle crée, porte du linge mou, et se couche tôt.

Portrait

Il était une fois, une sorcière qui avait l’air d’une fée. Une princesse qui n’avait que faire des apparences. Elle ne va pas au bal. Elle crée, porte du linge mou, et se couche tôt.

On dit qu’Audrée Wilhelmy écrit des contes. Oss serait une réécriture du Petit chaperon rouge, Les sangs, de Barbe Bleue, Le corps des bêtes est tout juste entre les mains des lecteurs, mais on peut prévoir que l’on y verra quelque Peau d’âne à cause de l’inceste. Ces héritages sont précieux, offrent certaines clés de lecture, mais parler de réécriture, et même de détournement, rend peu justice à la singularité de ces écrits en fin de compte très romanesques.

On remarque depuis la fin des années 1980 un nouvel engouement pour la pratique orale et écrite du conte. Ce n’est pas pour autant qu’Audrée participe d’une tendance. Quand il est événement social, le conte crée une appartenance dans l’immédiateté du récit, parfois dans les qualités d’improvisation du conteur, nourri par l’ambiance du moment. Sur les navires, dans les camps, le conteur traditionnel est un homme. Quand une femme raconte, c’est souvent à des fins éducatives. Audrée est solitaire. Elle aime la routine et les rituels, le thé et les beaux cahiers. Audrée ne danse pas autour du feu, n’a pas l’intention de faire la morale. Sa littérature est redoutable, intrinsèquement performative.

Hors du temps et des lieux du politique, le conte se nourrit de toutes les mythologies sans restrictions aucunes. Entre les mains d’Audrée, il devient un matériau à modeler pour devenir une forme singulière de roman. L’écriture y est première, mais elle tient en équilibre sur des fantasmes. De l’oralité on ne conserve que l’exigence de la perfection. L’énoncé remue.

Pour ses dix ans, Sevastian lui a offert un cahier et des craies achetés à Seiche. Elle l’a rempli pendant dix-huit mois; quand il n’y a plus eu d’espace, elle a dessiné par-dessus les premières images, des couches et des couches de notes sur les mêmes feuilles gondolées. (Le corps des bêtes)

L’auteure est impitoyable, elle peut jeter au feu un manuscrit qui ne correspond pas à ses attentes. Ceux qui restent ont été ciselés jusqu’à ce que la forme soit parfaite, entièrement dominée. Car tout est une question de rapport de force. Le masochisme des textes est jouissif; le contrôle, une puissance. Audrée est maîtresse.

La forme du conte lui offre une liberté tant spatiale que temporelle. Les univers sont les siens; l’époque, une sorte de XIXe siècle anachronique. Les contraintes sont ainsi réduites à celles qu’elle se crée. Les attentes de la représentation ne sont ni québécoises ni françaises; les cités sont imaginaires, affranchies de normes sociales et culturelles. Dans ses croquis, les villes sont complexes, sinueuses; dans le texte, on y voyage plus simplement. Le décor est malléable: on reconnaît la pierre, la plage, la terre, la fête foraine, et on tresse autour de ces lieux les souvenirs qui sont les nôtres — tant littéraires que réels — sans que le texte ne mette à mal ces associations.

La fluidité de l’écriture va de pair avec un accueil inconditionnel de la nature. Il n’y a pas ici de sélection; la vague est aussi écume; le bois, fongus; l’animal, carcasse; le suave, puanteur. Chaque élément a sa place, joue un rôle dans cet organisme. L’animalité des personnages est ainsi une forme d’harmonie, un respect de l’instinct qui leur permet souvent de se fondre dans leur habitat. La nature est un accomplissement non pas une régression. En accepter la force, la dureté, l’ambition, est le propre des élus. Les personnages d’Audrée sont tous des exceptions.

Des conditions de la lecture, c’est la sauvagerie et la vivacité que l’on retient. Les contes traditionnels, on le sait, ont été édulcorés pour nos enfants jugés fragiles. Audrée, en ce sens, revient à la source: la violence, la brutalité, la cruauté humaine sans fards et sans explications, les pulsions destructrices également, motivent ses récits. Audrée gagne ainsi en 2015 le prix Sade pour Les sangs.

Je caressai des dents la plante du pied et pressai ma langue sur l’orteil estropié [...]. Puis mes dents trouvèrent une cloque ronde, pleine, que je fis éclater entre mes canines. (Les sangs)

Le plaisir lié à la douleur est le fantasme de ces femmes fortes, puissantes.

Elle se retourne, il n’y a rien de naïf dans ses yeux; elle est grande, longue, mais elle n’est pas fragile. (Oss)

Ces héroïnes embrassent leurs inclinations même les plus funestes, et on sent que la démarche convient à l’auteure qui ne fait pas non plus de concessions, au nom d’un politiquement correct qui voudrait par exemple que triomphe une idéologie féministe univoque. Que faire de ces femmes soumises qui se laissent battre, violer, tuer? Ces femmes qui ne fuient pas? Ces femmes qui se taisent?

— Pourquoi tu aimais qu’il t’effraie? Je ne comprends pas. Tu aimais ça avoir peur? (Oss)

Photo: Sandra LachancePhoto: Sandra Lachance

Il serait faux de dire que les textes d’Audrée défendent ou réhabilitent ces attitudes, mais ils les font exister: moins dans les domaines du narratif que dans ceux du sensoriel d’ailleurs, ce qui est singulier pour des récits que l’on associe au conte. Le conte traditionnel, lui, n’a que faire de la psychologie, porté qu’il est par le dénouement d’une quête. Pourtant, Oss, Les sangs et Le corps des bêtes sont peu narratifs, les histoires en tant que telles ne sont pas résolues, progressent peu. Les récits évoluent en volutes; à terme, en demeurent des mouvements, une musicalité, plus que des types humains ou pire, une morale. Dans ces récits-croquis, la narration est organique, on reçoit chaque épisode — les viols, incendies, noyades, morts — comme un coup, un vomissement, un mal de ventre, une égratignure. Audrée concocte pour son lecteur des potions âcres, des cataplasmes qui brûlent.

L’auteure ne pervertit pas les contes traditionnels. Elle dispose d’une forme. Pas de folklore dans ces textes allitérés, mais des formules rituelles, rythmées. L’écriture est déjà récital, chaque sonorité est étudiée, raffinée jusqu’à la synesthésie.

Sans doute qu’il s’endort là, songeant à l’exploit de son sexe, rêvant de filles aux cheveux en tresses, innombrables et toutes identiques à la mère. (Le corps des bêtes)

Oss et Le corps des bêtes forment un tout, ou plutôt sont une entité. Leurs univers forains et ésotériques se complètent, se répondent. Noé a grandi, est devenue mère, mais Le corps des bêtes n’est pas la suite d’Oss. Pas plus que l’adulte que nous devenons n’est nécessairement la suite de l’enfant que nous avons été. Le narratif d’Audrée est lucide. Si les équations étaient simples, il n’y aurait pas de littérature.

Dans Les sangs, les femmes de Féléor, elles, se sacrifient pour le plaisir de l’homme, sorte de métaphore excessive de la sexualité. Et le don est consentant.

Je jouis en continuant mes exercices, sans me toucher, rien qu’en pensant; je jouis de me trouver belle dans les yeux de l’homme imaginaire, et je jouis surtout de savoir que c’est dans la souffrance de tous mes membres que je suis vraiment désirable, quand les muscles sont tendus et le corps dessiné par l’effort. (Les sangs)

La violence dans Les sangs est ainsi moins dans le meurtre perpétué par l’ogre sur les femmes de sa vie, que dans la compétition qu’elles se livrent. C’est pour surpasser les autres femmes qu’elles acceptent de lui donner leur vie. Être inoubliables, mais surtout effacer les autres. La lutte est la nôtre.

Mais après qu’il m’aura tuée, aucune femme, ni riche, ni pauvre, ni belle, ni parfaite, ne pourra se mesurer à moi. Même pas vous à qui j’écris. Je serai la seule à occuper ses rêves. Personne n’y arrivera comme moi. (Les sangs)

De l’oralité du conte traditionnel reste un lyrisme. Le style d’Audrée aboutit dans Le corps des bêtes à une forme d’incantation claquante. La répétition se trouvait déjà dans les textes précédents, mais ce dernier texte assume davantage cette force de la formule. C’est pourtant celui où les personnages parlent le moins. Partout, la parole est déficiente. La voix du texte n’en est pas moins forte.

Les silences y sont retentissants, dérangeants, ils sont résistance et impertinence. La parole y est grognement, chanson, cri, râle. Le langage du corps rendu à l’esthétique.

En deux semaines, elle n’a pas dit un mot mais elle a chanté souvent, des chants dans une langue pleine d’accents secs. (Le corps des bêtes)

Ses fictions charrient des femmes: marées rudes qui n’en épargnent aucune. Noé, Mie, Abigaëlle, Constance, Frida. On en retient la beauté, la bestialité, la force. Des sorcières, des vraies. Des femmes brutes et intelligentes, gardiennes d’un savoir qu’elles ne souhaitent pas toujours transmettre. Des femmes qui chantent, qui grondent, qui écrivent, qui baisent, mais qui parlent peu.

Des femmes qui dépècent des baleines. Des corps sales, des fluides, des pulsions qui résument chacune de nous et nous confondent. Elles ont des griffes, et des blessures qu’elles lèchent. On les attache, on les frappe, on les torture, on les noie, mais elles ne disparaissent pas. Leurs silences continuent de vibrer, pulser, grogner. Quand le livre se referme, il reste une danse, souple et sauvage: la violence brute du féminin.♦

Photo: Sandra LachancePhoto: Sandra Lachance

 


Marie-Hélène Larochelle est professeure de littérature à l’Université York. Elle est l’auteure de Daniil et Vanya (Québec Amérique, 2017)

 
Auteur·e·s
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Audrée Wilhelmy
Montréal, Leméac
2011, 80 p., 11.95 $
Audrée Wilhelmy
Montréal, Leméac
coll. « Nomades »
2017, 176 p., 9.95 $
Audrée Wilhelmy
Montréal, Leméac
2017, 160 p., 20.95 $