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Enquête au coeur du deuil

Enquête au coeur du deuil

Ici, le récit de la mort d’un père raconté par sa fille dans une écriture très personnelle, peut-être trop personnelle.

Roman

Ici, le récit de la mort d’un père raconté par sa fille dans une écriture très personnelle, peut-être trop personnelle.

Céline Huyghebaert est arrivée trop tard. Alors qu’elle descend de l’avion pour accourir au chevet de son père, ses sœurs lui annoncent que celui-ci est mort. C’est à partir du manque, du vide que laisse la disparition d’un être cher, que commence pour la narratrice une quête où elle tentera de répondre à la question: qui était Mario Huyghebaert, son père? À l’aide de témoignages de proches, de souvenirs personnels, de ses rêves qu’elle note, de questionnaires remplis par des amis de l’autrice qui n’ont pas directement connu son père, du travail d’une graphologue, la narratrice fouille, à la manière de l’archéologue, les vestiges de la vie du défunt. Elle le fera en forçant parfois la confidence des autres, en provoquant les rencontres, en réalisant des enregistrements et en comparant, trois ans plus tard, ce qui y a été dit avec ce qui est dit maintenant.

L’autrice élabore un véritable travail de recherche et analyse les données qui se recoupent, se contredisent ou se confirment, espérant établir avec les résultats obtenus le portrait le plus authentique de son père. Une preuve solide et tangible de son existence, de son essence et de la marque qu’il aurait laissée: parce qu’il n’y a que les vivants et leur refus de l’oubli pour contrer la béance que lègue la mort.

Sur la piste

L’utilisation de scènes dialogiques sert bien le motif de l’enquête. Ainsi, les propos des locuteurs sont rapportés comme si nous lisions du théâtre. Selon les positions, celle de la sœur aînée qui a été le soutien du père ou celle de la sœur coupable, parce que partie vivre de l’autre côté de l’océan, la figure paternelle sera vue différemment. Ce que tente par-dessus tout l’autrice, c’est de sélectionner et d’ordonner les souvenirs pour qu’ils dressent un portrait conforme à ce qu’elle veut protéger. «Peut-être finirai-je par trier mes photos pour construire un album fidèle à la mémoire que je souhaite conserver du passé», écrit-elle en sachant bien que les réminiscences arrangent la vérité, que les souvenirs changent, se déplacent.

Les conversations qu’on a eues n’ont pas vraiment permis de reconstituer la vie de papa, parce que chacun a ses souvenirs et qu’ils divergent tous. Mais elles ont permis de faire exister différentes versions de l’histoire.

Il va de soi que le récit emprunte à l’intime et qu’il s’agit d’un exercice de dévoilement, mais l’intention de l’autrice de restituer avec précision les moments vécus et les paroles dites nous plonge dans un théâtre hyperréaliste, qui empêche d’accéder à l’autre.

Reprendre la parole

Le drap blanc fait écho au livre d’artiste tiré à cent exemplaires que l’autrice a signé en 2017 aux éditions D’ébène et de blanc et qui porte le même titre. Cette forme initiale semble plus adéquate au projet d’extraire les souvenirs de chacun pour en faire un album rare, qui fait office de document, de preuve, de pièce à conviction. Comme l’écrivait Emmanuel Simard dans ce magazine, le livre de Huyghebaert permet «de retisser avec les fils de l’absence une présence nouvelle» [LQ, 167, ndlr]. Dans cette nouvelle version, le sens s’étiole au profit du verbe qui tourne dans un même schéma de justification, et la réinvention littéraire nécessaire à la création d’une œuvre ne se fait pas. La perspective qu’induit la transformation et la reprise faisant défaut, nous nous retrouvons face à un objet sensible, mais qui peine à rejoindre l’universel. Le rapport subtil entre le récit personnel qui arrive à transcender son sujet et celui qui n’y parvient pas relève précisément de cette distanciation. «Ce qu’on ne connaît pas assez n’existe pas et ce qu’on connaît trop n’existe pas non plus. Écrire, c’est sortir ce qui existe de l’ombre de la connaissance», écrit l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard dans La mort d’un père (Denoël, 2012). Or, c’est cette obsession de tout vouloir consigner qui éloigne l’autrice de son objectif. La loupe placée trop près, on oublie l’ensemble. De la même façon, la volonté de cocher toutes les cases empêche les espaces blancs où se dissimuleraient les traits de vérité.

C’est d’ailleurs quand ce thème de l’absence est évoqué que les mots de Céline Huyghebaert sont les plus puissants.

Puis elle pense au poids des choses qu’il a emportées: ce qu’il n’a pas réussi à dire, ce qu’il a mal compris ou aurait eu besoin d’entendre. Comment s’en occuper à présent?

C’est justement dans ces non-dits, ces non-vécus qu’il reste encore à vivre et à découvrir; ils rendent possibles tous les scénarios et garantissent ainsi que la mort n’aura pas tout pris. ♦

 

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Céline Huyghebaert
Montréal, Le Quartanier
2019, 336 p., 26.95 $