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En vivant, en enseignant

En vivant, en enseignant

Soucieuse de réfléchir à sa pratique d’enseignante, Eftihia Mihelakis a choisi de le faire sous la forme de dialogues croisés.

Essai

Soucieuse de réfléchir à sa pratique d’enseignante, Eftihia Mihelakis a choisi de le faire sous la forme de dialogues croisés.

L’instigatrice du projet place sa confiance dans la diversité des voix, leurs frictions et désaccords possibles, leur complicité parfois mêlée d’éloignement. Si les entrées ne sont pas datées, elles font souvent référence au temps écoulé entre questions et réponses, montrant de quelle matière de vie se fait la conversation: dilatation ou épaississement de nos expériences de pensée, autrement fugitives ou sans témoin, et qui prennent corps d’être écrites et d’avoir une destination.

Mihelakis a d’abord sollicité un compagnon d’armes, colocataire des jeunes années et par là témoin et copraticien de son initiation: Jérémie McEwen, enseignant de philosophie au Collège Montmorency et chroniqueur à ICI Radio-Canada Première. Interlocuteurs pivots du livre, les deux ont ensuite convié chacun·e une enseignante pour un dialogue tiers – l’une, Catherine Mavrikakis, écrivaine, a été la directrice de thèse de Mihelakis et contemple aujourd’hui la retraite; l’autre, Josianne Poirier, doctorante en histoire de l’art, donne sa première charge de cours à l’université.

La chair de la pédagogie

Les considérations sont multiples et riches: de l’éthique de la pédagogie à sa pratique hospitalière, de la relation à la matière enseignée à celle aux étudiant·es, de la discrimination positive à la place de la religion. Elles s’inscrivent aussi dans une diversité de contextes: Québec et Manitoba (où Mihelakis est professeure adjointe); cégep et université; carrière débutante et confirmée; ou moment d’oscillation lorsqu’on hésite à continuer, l’habitude d’enseigner s’étant fossilisée ou suffisamment institutionnalisée pour qu’elle ne témoigne plus des dangers de se sentir vivant·es, de mettre en péril ses propres savoirs en les confrontant à ceux et celles qui les critiquent.

Le livre arrive à point nommé, alors que l’immense majorité des institutions postsecondaires nord-américaines a adopté, pour un semestre ou une année entière, l’enseignement en ligne. Indépendamment de la pandémie de COVID-19 qui l’a suscité, ce tournant épouse le devenir de plus en plus managérial de l’éducation et de la recherche, au Canada comme ailleurs. Or, toute la question de l’enseignement en présence, ou de la présence en enseignement – ce beau concept qui dépasse largement l’aspect technique du «présentiel» –, fait justement l’objet d’une importante discussion entre Mihelakis et Mavrikakis, puis entre McEwen et Poirier.

Disons-le: ce ne sont pas seulement des enseignant·es que nous lisons – et encore moins des technicien·nes ou des technocrates de l’enseignement –, mais des écrivain·es et des penseur·ses. Tandis que la voix vive de Mihelakis aiguille énergiquement l’ouvrage, les échanges mettent au jour ce qui constitue la chair de la pédagogie, à savoir une pensée de ce qui fait l’humain. La forme de la conversation (un «essai-dialogue») est congruente avec le propos. «J’enseigne depuis toujours», formule forte à la première personne, s’applique ici unilatéralement: c’est un «je / nous», un pronom de la personne, comme disait Émile Benveniste, que chacun·e peut emprunter, échanger, reprendre à son compte – ce qui est bien la posture de l’enseignant·e, qui donne autant qu’elle ou il reçoit et permet à l’autre de devenir un sujet.

S’engager vivant dans le réel

Un grand plaisir de lecture vient de ce que ces tenant·es du savoir, honorant la condition essentielle de l’honnêteté intellectuelle, se situent avec franchise et générosité, analysant ce qui a concouru à leur désir et à la fomentation intérieure de ce métier, de leurs premiers souvenirs d’école à l’opportunité professionnelle qu’a représentée cette carrière – tantôt l’accomplissement d’une ascension sociale pour la fille d’immigré·es qui fut la première de sa famille à aller à l’université; tantôt un «souci politique», malgré le désenchantement face au peu de reconnaissance dont jouit la profession.

J’aurais lu plus longuement sur les vies de ces auteur·rices et leurs interactions: les pages liminaires qui inaugurent les échanges et disent la naissance de chaque relation sont remarquablement vives et sagaces. Au sein des dialogues aussi, des éléments biographiques ou introspectifs poignants se font jour. De tels passages exercent la même forme d’attraction mêlée d’effroi qui auréolait nos rencontres, enfants, avec nos instituteur·rices dans quelque lieu public. Comme si à l’arrière de cette scène qu’est l’enseignement, de ce rapport toujours un peu théâtral et qui a besoin d’un certain décorum pour pleinement exister, il fallait deviner – mais en même temps s’interdire de connaître – la scène plus large et riche d’une vie qui serait la mise en acte, aventurée dans le monde, des savoirs appris en classe. Car si l’enseignement est toujours une éducation à la vie, c’est que l’enseignant·e modélise une certaine façon de s’engager vivant·e dans le réel.

Auteur·e·s
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Eftihia Mihelakis, Catherine Mavrikakis, Jérémie McEwen, Josianne Poirier
Montréal, Nota bene
2020, 126 p., 20.95 $