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En des temps étranges

À l’heure où Bondrée (2014) connait le succès en France, Andrée A. Michaud nous revient avec une intrigue enlevante et sophistiquée au croisement du polar, du thriller psychologique et de l’horreur.

Polar

À l’heure où Bondrée (2014) connait le succès en France, Andrée A. Michaud nous revient avec une intrigue enlevante et sophistiquée au croisement du polar, du thriller psychologique et de l’horreur.

Tempêtes se déroule dans un paysage que l’on imagine québécois, quelque part à l’orée d’une frontière américaine, paysage qui figure aussi les limites psychologiques, alors que la violence des désordres naturels et météorologiques révèle les failles de la psyché humaine.

Michaud y reprend ses thèmes de prédilection, celui des jeux de doubles (Routes secondaires, 2017), celui du territoire hanté, d’une nature animée d’un pouvoir mystique condamnant celles et ceux qui s’y aventurent à un destin tragique (Bondrée, 2014). Dans cette histoire en trois temps, rythmée par le passage et les ravages des tempêtes saisonnières, nous pénétrons dans l’angoisse de Marie Saintonge aux prises avec un héritage empoisonné: son oncle Adrien lui a légué son chalet maudit, dans une région isolée au flanc d’un massif bleu nommé Cold Mountain. Alors qu’elle est assujettie au «charme hypnotique de l’endroit», Marie se retrouve dans la solitude qu’imposent les tempêtes de neige et les blizzards, «poursuivie par des chimères s’agrippant à un passé qui ne [lui] appartenait pas» et menacée par un «homme, peut-être un spectre, de pierre ou de ces matières floues fabriquant l’illusion, une projection de l’angoisse».

Sur l’autre versant de la montagne, Ric Dubois, voulant fuir une vie qui n’est pas la sienne, est pris au piège au camping des Chutes rouges, où les morts et les disparitions s’accumulent au fil des orages. En amont ou en aval des cours d’eau qui traversent le massif, des «peurs souterraines» coulent, et les visions infernales pourchassent et persécutent celles et ceux qui se retrouvent malgré eux les élus d’une histoire qui les précède. Pendant que l’enquête policière tente en vain de remonter à la source du mal, que l’on essaie «de découvrir dans [l]es entrailles si le mal, le noir, le blanc, si toutes les couleurs du monde ment [ent]», les deux trames se rejoignent dans le dernier cercle, là où la raison abdique devant les mystères et la sauvagerie des lieux.

Dantesque

Si, dans la tradition biblique, le déluge est le fruit d’une intervention divine et illustre l’origine de la violence, Tempêtes nous donne l’impression de suivre quelque récit mythique et nous ramène, par le truchement de caprices naturels, au plus primitif des pulsions humaines. Le récit semble obéir à une scansion prémonitoire, celle qui appartient aux textes sacrés et aux fresques poétiques, quand se démultiplient les noms, les visages en autant de déjà-vu. L’adresse de l’écriture de Michaud réside dans sa capacité à alimenter le doute, à nous faire lire et croire que les moindres manifestations triviales et quotidiennes sont de mauvais augures, les signes ou bien les indices d’une histoire dont les codes suivent une logique qui leur est propre. Le grésillement de la radio, les pannes de courant, des traces laissées aux fenêtres, la récurrence des noms et des visages — celui d’un certain «François "Frank" Fréchette»: autant d’éléments qui se superposent et qui démontent l’hypothèse de la simple coïncidence.

Revenants ou démons, hallucination ou possession: qui commence à croire à l’improbable et que «les peurs qui ne se rattachent à aucun objet visible sont les plus subtiles et les plus tenaces» est soumis à «cette vague inquiétude qui fait battre [le] cœur plus rapidement devant les possibles manifestations de l’inconnu».

Les substances du mal

Dans un espace bercé par «ces musiques lourdes qui se dégagent des lieux impénétrables», par «les élytres des insectes, le craquement des branches sèches, les faibles pépiements suscités par un lointain hululement», l’histoire avance et trouve son rythme dans la consommation excessive d’alcool, et les sécrétions et déjections qui se répandent: «J’empestais la sueur de Franck et la mienne, j’empestais l’alcool et l’urine, je puais la femme au bout du rouleau, enlaidie par l’angoisse et ses odeurs.» Traduisant l’angoisse à travers ce qui trouble les sens, l’autrice donne une densité et un relief à l’écriture qui a le rare pouvoir d’envoûter autant que de révulser. Alors que la mort rampe insidieusement entre les lignes du roman, la prégnance du récit de Michaud, qui a un don indéniable pour les images, donne vie aux matières mortifères.

C’est ce raffinement de l’écriture, précise, inquiétante, tangible, et celui de l’intrigue aux multiples facettes qui établissent Tempêtes comme une œuvre aboutie et faisant exception dans le paysage du polar québécois. Comme s’il était le parachèvement des derniers romans de Michaud, Tempêtes fait preuve d’une maîtrise impeccable des codes du genre et qui se remarque par la poésie avec laquelle l’autrice les manipule. Si la réussite d’un polar réside en ce qui fait tenir ensemble les faits saillants, Michaud nous offre un roman magnétique et sans fausse note qui ravira les lectrices et lecteurs prêts à «traverser cette continuelle tempête qu’est la folie». ♦

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Andrée A. Michaud
Montréal, Québec Amérique
2019, 336 p., 24.95 $