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Eh bien! dansez maintenant

Pense-bête

Il y a longtemps, j’ai fréquenté un Burkinabé dont l’arrière-grand-père avait été un roi mossi. Je me souviens du jour où mon ami m’a révélé cette ascendance. Un roi? m’étais-je étonné. Il me l’assura, et des proches me le confirmeraient plus tard. Le titre était peut-être trompeur. Dans l’enchevêtrement des juridictions et des puissances, certaines royautés sont plus prestigieuses que d’autres. Je n’ai jamais su si cet ancêtre avait régné sur un vaste territoire, ou s’il n’était qu’un roitelet dont le patrimoine se limitait à quelques misérables cases en terre et à une poignée de chèvres faméliques. À dire vrai, cela m’importait peu. Le sort de mon ami m’intriguait davantage que la majesté de son aïeul. Une telle filiation ne conférait-elle pas un certain prestige, même si le Burkina Faso n’était plus un royaume gouverné par son aristocratie, mais une dictature tenue par des militaires?

— Alors, tu es pratiquement un roi, non? Tu pourrais, à l’instar du comte de Paris, tromper l’ennui en clamant être l’héritier légitime du trône de ton pays?

— Absolument pas. Ma famille a perdu ses titres de noblesse.

— Ah bon? Parce que l’État l’en a privée après la révolution socialiste de Sankara?

— Non, c’est mon arrière-grand-père qui a été dépouillé de sa couronne et de tous ses titres. Il y a des décennies.

— Que lui est-il arrivé?

— Il a dansé.

Cette réponse m’a pris de court. Je savais d’expérience combien on peut se ridiculiser sur une piste de danse, mais perdait-on vraiment son statut royal pour un acte si banal? Voyant mon étonnement, mon ami m’a confié les détails de cette destitution.

C’était à l’occasion d’une fête importante, m’a-t-il raconté. Il y avait foule, les femmes dansaient au son d’une musique qui portait les âmes à l’allégresse. Le mouvement des corps procurait à tous le sentiment de former un groupe que plus rien ne menaçait de l’intérieur, une sensation qui adoucit les cœurs, et qui permet aux plus chanceux d’oublier jusqu’aux douleurs du travail. Les réjouissances se déroulaient selon les usages lorsque subitement, à un moment absolument incongru, le roi est sorti de sa réserve et s’est mis à danser. Il a dansé, dansé, dansé, sous le regard éberlué des siens. Car c’était interdit: le roi ne devait pas danser ni se fondre dans la masse. Transgressant ce tabou, il a été détrôné. Et sa lignée a perdu son rang.

Ma formation en anthropologie m’avait habitué à ce type de récit, mais j’avais du mal à croire que mon ami puisse y prêter foi. Cette histoire teintée d’animisme se tenait parfaitement pour lui, qui étudiait pourtant en administration. Le roi, emporté par une force mystérieuse et menaçante, avait dansé. Ce geste outrepassait ses prérogatives, nous dirions qu’il était anticonstitutionnel. En conséquence, le roi n’était plus roi. Il n’y avait rien à ajouter. J’avais beau lui dire que son arrière-grand-père devait avoir un mobile, que tout cela dissimulait à coup sûr une tension sociale ou une crise de conscience, rien n’y faisait. Mon ami me regardait chercher une explication, une cause, émettre des hypothèses, ne m’offrant pour réponse qu’un léger sourire narquois. Les Burkinabés trouvent que les Occidentaux posent trop de questions. Il avait dansé. Tout autre commentaire était superflu.

J’ai longtemps cru que ce Burkinabé s’était amusé à mes dépens avec son histoire d’ancêtre déchu, possédé par l’esprit de la danse. Les rois, me disais-je, dansent sans souci. Louis XIV, par exemple, a joué dans le Ballet royal de la nuit, présenté au Petit-Bourbon en 1653, et nous avons tous en tête ces images de valses où virevoltait la fine fleur de la noblesse européenne de la fin du xixesiècle. L’État républicain n’est pas en reste. Les présidents américains soulignent leur investiture par la tenue d’un bal, une tradition établie en 1809 par Madison (rien à voir avec la danse du même nom), et qui appartient de plein droit au faste du pouvoir à Washington. Il y a certes quelques fanatiques religieux qui considèrent avec suspicion les déhanchements de la jeunesse, de véritables invitations aux péchés; et l’État canadien, dans sa volonté d’annihiler la culture des Métis, des Siksikas, des Ojibwés, des Assiniboines et des Dakotas, a interdit à ces peuples des Plaines de pratiquer la danse du soleil. Il y a des circonstances où danser est périlleux, je le savais bien, mais l’idée qu’emporté par les démons de la danse, un chef perde son autorité, cela m’a longtemps paru discutable.

J’avais rangé cette histoire dans un recoin de ma mémoire, lorsque Justin Trudeau a entrepris un voyage officiel en Inde, à l’hiver 2018. Un séjour catastrophique. De passage à Mumbai, le premier ministre s’est montré en public vêtu d’un sherwani, un somptueux manteau brodé de fils dorés… que personne en Inde n’ose porter, sauf pour se marier ou tourner dans un film. Trudeau faisait penser aux Dupond et Dupont tentant de voyager incognito. On ne sait quelle mouche l’avait piqué, mais ainsi costumé, le premier ministre s’est de surcroît lancé dans une danse pendjabie, le bhangra, devant un public consterné. Bien que se révélant un habile danseur de bhangra, il venait de se mettre les pieds dans les plats. Le reste du voyage a été à l’avenant, un fiasco absolu dont les images ont fait le tour de la planète. Cette déconvenue le poursuit encore aujourd’hui et, de l’avis de tous, elle marque la fin de son état de grâce dans l’opinion publique.

Cette anecdote prouverait-elle que j’avais tort de douter de mon ami? Que le roi, en cédant au malin génie de la danse, s’exposerait à perdre son autorité? Un autre célèbre épisode de notre histoire récente laisse croire que oui. C’était au début de la pandémie, ce fléau qui a révélé aux Québécois l’existence d’un haut fonctionnaire jusque-là méconnu: le directeur de la Santé publique, le docteur Horacio Arruda. Cet homme est rapidement devenu le personnage central d’un rituel suivi par la nation entière: la conférence de presse quotidienne du gouvernement, que le premier ministre François Legault ouvrait par un familier «Bonjour tout le monde!». Le docteur Arruda enchaînait en expliquant les consignes sanitaires, nombreuses et complexes, et en partageant sa recette secrète de tartelettes portugaises. Chaleureux et amical, il était une figure rassurante en ces temps durs. Le Québec l’adorait.

Malheureusement, le docteur ignorait l’étonnante sagesse mossie. Autrement, il n’aurait jamais accepté de tourner une vidéo avec le rappeur Rod Le Stod. L’intention était louable: il s’agissait de danser pour soutenir une œuvre de charité. On y voit le directeur de la Santé publique s’agiter non sans autodérision sur une chanson dont les paroles étaient d’évidence une malédiction: «Partout sur la Terre y a un oragio/Mon paratonnerre c’est Horacio/On est chanceux d’avoir François Legault/Suspends tous mes droits, j’te donne le go». Diffusée sur les réseaux sociaux, la vidéo a mis le docteur dans l’embarras. Arruda a dansé, dansé et dansé avec en arrière-fond des incantations peu démocratiques, comme s’il appelait de ses vœux les démons complotistes, tandis que des vieux mouraient sacrifiés dans des hospices. Son étoile a pâli d’un coup. Il s’était engagé sur une pente savonneuse qui a abouti à une humiliante démission.

Sanna Marin, jeune femme de trente-quatre ans, brillante, féministe et écologiste, a réalisé un parcours politique sans faute qui l’a hissée à la tête de la Finlande en décembre 2019. D’abord austère, sérieuse et efficace, elle irrite les conservateurs, impuissants devant ses politiques et son style. Mais, jeunesse oblige, elle a commencé vers 2021 à s’activer sur les réseaux sociaux. Elle a près d’un million d’abonnés sur Instagram, où elle projette l’image de la politicienne la plus cool de la planète. C’est sur cette même plateforme qu’en août 2022 a circulé une vidéo d’une fête privée où l’on voit Sanna Marin danser. L’image a provoqué un déferlement de rage sur Internet. Une belle femme qui s’amuse, quelle indécence! Les conservateurs ont déversé leur fiel et laissé libre cours à leur misogynie. À tel point que la première ministre a dû passer un test de drogue et faire «amende honorable» dans une humiliante conférence de presse publique. À ce jour, les analystes politiques cherchent encore à s’expliquer cet emballement de l’opinion publique. Il y a le sexisme, c’est manifeste. Mais comment la tête du gouvernement peut-elle quasiment tomber pour aussi peu qu’une danse lors d’une fête privée?

J’entends d’ici mon ami burkinabé rire. Les journalistes se posent trop de questions. Elle a dansé. Tout autre commentaire est superflu.

***

Selon l’anthropologue Arthur Maurice Hocart, la fonction première du roi – et du pouvoir – n’est pas de gouverner, mais d’assurer la prospérité par le respect de rites aiguillant les puissances vitales du monde vers la société. Ainsi, les premiers rois de l’humanité étaient des rois «morts». Ce n’est qu’au moment de leurs funérailles que ces personnages devenaient sacrés. Dans les îles du Pacifique, autrefois, si par malheur la mousson arrivait trop tôt, le pouvoir était aussitôt accusé d’avoir failli à sa tâche, et le chef était sacrifié. Nous en savons trop, de nos jours, sur les vents et la pluie pour penser que le pouvoir puisse s’en porter garant. Néanmoins, en Angleterre, jusque tard dans le xxesiècle, on voyait le beau temps comme un signe de la sagesse du monarque. Aujourd’hui, cette même bonne vieille idée d’efficience surnaturelle fait croire à certains qu’un gouvernement peut être responsable des soubresauts de l’économie mondiale, de l’inflation, des crises boursières, des conséquences des guerres lointaines.

Les anciennes sociétés humaines ne croyaient pas que leur roi maîtrisait les forces de la nature. Ce fantasme, c’est celui de la société capitaliste. Les Anciens avaient cependant la conviction que le respect des formes permettait aux humains de se maîtriser eux-mêmes, de présenter un front uni contre les coups du sort. Dans le langage des vieilles croyances s’exprimait une vérité simple: le dérèglement du pouvoir peut entraîner celui de la vie. N’est-ce pas la persistance de cette autorité des rites qui explique qu’un simple faux pas, une danse, puisse déchaîner l’opinion publique et pulvériser le charisme d’un chef? Aujourd’hui, nos maîtres vouent un culte à l’image au lieu de se soucier de la réalité du pouvoir qui leur est confié. Cette frivolité, dirait Hocart, menace ce qui est sacré, la fondation symbolique de la vie: la culture, la justice, les formes sans lesquelles aucune existence humaine satisfaisante n’est possible. Au moment où la terre brûle, tandis que partout se déchaînent les éléments, peut-être faudrait-il se mettre à l’écoute des sagesses anciennes. Peut-être faudra-t-il songer à rétablir les vieilles règles constitutionnelles des chefferies des îles du Pacifique. À toutes ces cigales qui chantent sur les tribunes de leur chancellerie que tout va bien aller, que nous n’aurons pas à sacrifier nos habitudes pour vivre à l’avenir, nous pourrions alors rétorquer, comme la fourmi:

Que faisiez-vous au temps chaud!

Vous chantiez? j’en suis fort aise.

Eh bien! dansez maintenant.

 


Mark Fortier est sociologue. Il a pratiqué un temps le métier de journaliste, puis donné des cours à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université Laval. Il est aujourd’hui éditeur chez Lux. Il a décidé de devenir chroniqueur à LQ pour s’assurer une retraite dorée, calcul qui a provoqué l’hilarité de ses enfants.

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