Aller au contenu principal

Égales, les filles?

Recueil ambitieux par sa forme plurivocalique et ses thèmes (sexe, désir d’amour, pornographie, tension entre l’écriture et le corps), Lola et les filles à vendre, de Marisol Drouin, se veut résolument féministe et ancré dans une politisation d’enjeux forts.

Poésie

Recueil ambitieux par sa forme plurivocalique et ses thèmes (sexe, désir d’amour, pornographie, tension entre l’écriture et le corps), Lola et les filles à vendre, de Marisol Drouin, se veut résolument féministe et ancré dans une politisation d’enjeux forts.

Comment être une femme qui écrit? semble se demander la poète, empruntant différentes voix pour tenter de circonscrire une réponse à cette question aux origines immémoriales. Marisol Drouin fait résonner les propos de Lola, Sophie, Rosie, Katherine et Isabelle avec un riche éventail d’autrices. Sont ainsi citées Svetlana Alexievitch, Nelly Arcan, Simone Weil, Brit Marling, Gabrielle Roy et Toni Morrison. Dans cette bibliothèque regroupant quelques-unes des plus importantes écrivaines modernes et contemporaines, une question émerge: n’est-ce pas ratisser un peu trop largement que de réunir tant d’influences?

Kaléidoscope au féminin

Difficile pourtant d’être contre la vertu quand on lit cette incantation montrant la pensée du lien qui s’organise dans le recueil: «qu’on soit plusieurs [sœurs] / qu’on soit si fortes / qu’on fasse des films ensemble / des œuvres spirales / effrontées». Là où le bât blesse, c’est un peu plus loin sur la même page, lorsque la voix énonciative égrène quelques souhaits:

ne plus avoir cette tête d’hétéro blanche
qui bave les mains coupées
je veux être noire
lesbienne
étudier en droit
devenir avocate.

Même si elle reconnaît que c’est un «empowerment de marde» et qu’elle est déçue d’être «toujours [elle-même] / à la fin de la journée», on peut s’interroger sur la conception de l’altérité ici mise en scène. L’effet de liste est hautement problématique: les sauts de ligne donnent l’impression qu’on met sur un pied d’égalité une peau racialisée, une orientation sexuelle et un métier, ce qui – l’intersectionnalité nous l’aura bien appris – ne saurait qu’être erroné. L’identité n’est pas une chambre qu’on peut visiter quand on est lassée de la sienne pour mieux retourner ensuite au confort de sa peau blanche et de ses désirs normatifs.

Une indistinction du propos

Face à une telle démonstration de white heterosexual guilt, je me suis demandé si la posture de la poète n’était pas ironique. Or, on peine à déceler où se situe exactement le propos de Drouin dans ce recueil: tourne-t-il en dérision certains courants de pensée ou, au contraire, les endosse-t-il? La prolifération des voix de ces filles «à vendre» renforce d’ailleurs la difficulté de cerner les prises de position du livre, notamment en ce qui a trait au travail du sexe. On multiplie ainsi les analogies entre prostitution et écriture: «il était une fois la littérature / depuis la nuit des temps / il était une fois la pute et son client». Le malaise affleure à la lecture des vers à tendance proverbiale comme «aimer une femme qui écrit / c’est comme baiser une pute / qui nomme les masques et les mensonges / pour que le récit se tienne / là maintenant / à essayer / c’est extrêmement débandant». Est-on abolitionniste ou prosexe? Que veut-on dire ici? Qu’une «pute» qui parle maintient intacts des subterfuges, ce qui ferait vraisemblablement d’elle une femme malhonnête? Qu’une femme qui écrit ne pourra jamais provoquer l’excitation chez un homme? Il me semble que les poèmes de Drouin peinent à montrer l’étendue des nuances existantes tant chez les travailleuses du sexe que chez les écrivaines qui ont, je le crois fermement, aussi droit au bonheur conjugal. Plus encore, en s’intéressant minimalement à l’histoire des travailleuses du sexe, on se rend bien compte que ce standpoint est infiniment plus minorisé que celui d’une femme qui écrit et qu’il ne sous-tend pas du tout les mêmes dangers… Apparier ainsi des positionnements asymétriques me pose problème d’un point de vue éthique. Peut-être cela a-t-il été fait, mais laissez-moi en douter: il m’aurait semblé essentiel que ce livre soit lu, avant d’être édité, par des travailleuses du sexe afin de naviguer plus adroitement dans ces zones sensibles.

On connaît la grande tradition féministe en littérature au Québec: Nicole Brossard et France Théoret côtoient de nouvelles générations d’autrices, de Martine Delvaux à, tout récemment, Laura Doyle Péan et Émilie Turmel. Je salue toute écriture féministe, car je sais, comme chercheuse et écrivaine, à quel point il s’agit d’une posture vulnérable. Dans Lola et les filles à vendre, on perçoit bien ce qui, pour moi, constitue l’écriture féministe: une volonté de susciter la réflexion, de mener au soulèvement, de déranger l’institution littéraire, qui cherche à amoindrir les voix des femmes. On ne peut qu’accueillir l’initiative, mais aussi, du même souffle, regretter les angles morts que reproduit ce recueil, peut-être à son corps défendant.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Marisol Drouin
Saguenay, La Peuplade
2020, 104 p., 19.95 $