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Écartelée

Dossier

Écartelée.

C’est un peu comment on se sent ici.
Deux provinces.
Deux villes.
Deux rives.
Deux langues.
(Mais au fond, quand on habite ici, on sait que ce «deux» est très relatif.)

Ici, je parle avec mes bizarreries de langage que mes ami·es de Montréal appellent des «ottavismes», des «outaouais-ismes». L’accent de l’Outaouais, l’accent d’Ottawa, est rempli de diphtongues prononcées (ô combien de diphtongues), est parfois mâché, parfois chantant. Souvent, quand je suis à Montréal, je tourne ma langue sept fois dans ma bouche avant de parler. Avant de dire de la shit (cet ottavisme par excellence) que quelqu’un pourrait avoir de la difficulté à comprendre. Souvent, je choisis d’autres expressions, d’autres mots.

Dans la région de l’Outaouais où j’ai grandi, les gens parlent surtout anglais.
Les gens parlent franglais avec une teinte d’anglais.
Les gens parlent bilingue avec un soupçon d’anglais.
Les gens parlent français, aussi, tout de même.
Nous, on parlait français à la maison.
Mais pas que.
Parce que c’était plus facile pour se faire des amis.
Et parce que ma mère a toujours cru qu’être bilingue, c’était un avantage.

Parfois j’écris en français.
Parfois j’écris en anglais.
Ma vie de traductrice se passe entre les deux.
Je ne peux pas expliquer pourquoi j’écris ci ou ça en français, pourquoi j’écris ça ou ci en anglais. Je n’ai pas de bonnes raisons à donner. Et on me pose souvent la question.
Parfois une histoire, une idée, des personnages, des mots m’habitent.
Parfois cette histoire, cette idée, ces personnages, ces mots sont en français.
Parfois non.
Parfois je me sens plus créative en français.
Parfois non.

Ce n’est pas vraiment une bonne réponse à la question.
Ce n’est même pas une moitié de réponse.
Est-ce que c’est à cause de cet écartèlement?
Ou est-ce que l’écartèlement est plutôt le résultat?

Quand j’écris en français, ici, j’ai l’impression de faire un geste politique. Quand je réponds «Non,
je n’habite pas à Montréal… Non, je n’ai pas l’intention de déménager à Montréal…», j’ai l’impression de faire un geste politique. (C’est un petit geste politique de rien du tout.)

Quand je sors mes plus belles expressions des basses terres de la rivière des Outaouais, j’ai l’impression de vous inviter chez moi. Dans les marécages et les forêts et les routes de gravier de mon enfance. Dans mon affichage «bilingue», dans mes noms de rues anglophones, dans mes comptines de corde à danser moitié-français, moitié-anglais, qui ne sont pas les mêmes que celles de mes ami·es qui ont grandi ailleurs qu’ici.

L’anglais, c’est une langue que j’ai d’abord apprise oralement, enfant, avec certains membres de ma famille, avec la télé, avec les ami·es dans la rue, avec la gardienne. J’ai appris à parler anglais avant d’apprendre à l’écrire. Parfois les mots d’anglais sont plus beaux au son que sur la page. L’anglais, c’était la langue de ces découvertes artistiques qui changent un peu notre vie, un peu notre façon de voir le monde, parce qu’on les fait à cet âge où tout est renversant: la musique de Nirvana sur les cassettes du grand frère d’une fille de ma classe, le roman The Shining de Stephen King, que j’ai lu beaucoup trop jeune (les cauchemars, tsé…), les épisodes de Star Trek à la télé avec ma mère. (Veux-tu lire la fan fiction de Star Trek que j’ai écrite à treize ans? Malgré ce que je pensais à l’époque, ce n’est pas génial – et c’est bourré de fautes d’anglais écrit approximatif.)

Je passe beaucoup de mon temps en anglais: parfois plus, parfois moins, selon les projets auxquels je travaille, selon les ami·es qui m’entourent, selon les produits culturels que je consomme. Je suis consciente que j’ai une relation différente à l’anglais que d’autres créateur·rices de mon entourage, que d’autres artistes de la francophonie canadienne.
Je ne crois pas que ça veuille dire que je suis «moins» francophone pour autant, que je trahis quelque chose. L’anglais m’accompagne depuis longtemps, c’est tout.

Adolescents, mon frère et moi on se tapait Les Simpson en doublage québécois à 16h30 à TQS et The Simpsons en anglais à 17 heures sur CBC. (Ma mère chiâlait autant que ça nous ramollissait le cerveau, français ou anglais.)

L’écartèlement.

Le français, c’est ma langue maternelle. C’est la langue de ma famille, de mes grands-parents. C’est la langue de toutes mes études, des premiers livres que j’ai lus toute seule, des premiers mots que j’ai couchés sur le papier. C’est la langue des (certainement) géniales premières pièces de théâtre, mettant en vedette mes cousins récalcitrants, que j’ai écrites. C’est la langue de mes premières expériences de comédienne. C’est la langue de ces premiers moments où je me suis imaginée évoluant dans ce milieu, de ces premiers moments où je me suis dit que j’étais une artiste. Il y a quelque chose de plus viscéral, de plus ancien, de plus connu, de plus émotionnel avec le français. Il y a des choses qui ne se disent bien qu’en français.

Malgré son sujet «simple», ce billet n’a pas été facile à écrire.
Pas du tout.
Je blâme l’écartèlement.

Permettez-moi donc de tout résumer:
Quand j’écris en français,
j’ai l’impression de rentrer à la maison.


Mishka Lavigne (elle) est autrice de théâtre, traductrice littéraire et scénariste. Ses textes ont été développés et créés au Canada, aux États-Unis, en France, en Allemagne, en Suisse, en Haïti et en Australie. Elle est récipiendaire du Prix littéraire du Gouverneur général 2019 (Théâtre francophone) pour son texte Havre (L’Interligne, 2019), du QWF Playwriting Prize pour Albumen en 2020 et du prix Jacques-Poirier pour Copeaux (L’Interligne, 2020) en 2021.

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