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Despedida

Écrire ailleurs
(ressacs chiliens)
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Écrire ailleurs

 

À Evelyn

Hier, la terre a tremblé. Rien de plus qu’une secousse dont personne n’a vraiment parlé, parce qu’ici un tremblement de terre ne vaut la peine d’être commenté que lorsqu’il fait tomber les meubles, les immeubles, les gens, lorsqu’il ensevelit des enfants sous les débris, déchire la terre, érige des murs de mer; seulement lorsqu’il est une catastrophe peut-on alors s’inquiéter, crier, pleurer, parler autant que possible pour masquer les terribles sons qui suivent les séismes: craquements, alarmes, étincelles, explosions, plaintes, blasphèmes et hurlements annonçant les répliques comme des malédictions. Entre un terremoto et un temblor s’échangent les récits rythmés comme la panique, qui mêlent la terreur à la religion, la fierté à la famille, les Dios mío aux conchatumadre. Hier, les tremblements de cette terre n’ont pas habité les corps, ni les voix, ni les pensées des gens; aujourd’hui la majorité d’entre nous a oublié qu’hier la terre a tremblé, mais pas moi.

Je me souviens de chaque secousse, de chaque bruit. J’ai raconté, tout à l’heure, mes émotions à une amie, ma surprise, ma peur d’être écrasé sous ma bibliothèque, puis ma fascination — está temblando, m’étais-je dit, le sourire aux lèvres et la peur au ventre, mais simultanément fier de penser par instinct cette phrase en espagnol, qui se tient au bout des lèvres de toute personne vivant au Chili, et qui soudain se tenait aussi au bout des miennes car, oui, je vis au Chili, dans ce pays qui tremble plus souvent que les autres, et parfois plus fort que les autres. Mon amie a ri, tout à l’heure, elle a répété conchatumadre en se moquant de moi.

Elle parle comme ça, mon amie. Elle dit conchatumadre pour un oui ou pour un non, et quand je fais une blague, elle rit fort en disant puta que weón, et quand je lui raconte un ragot elle s’exclame ¿me estay webiando? Elle parle fort mon amie, elle hurle, pleure et rit dans une seule conversation, elle me dit amigo te quiero te amo amigo te amo, et aux autres elle dit amigo amiga te quiero te amo et ses yeux se remplissent de larmes, alors elle se moque d’elle-même, elle se traite de folle mais avec ses propres mots: puta, que estoy chiflà’. Souvent elle fait des spirales avec ses yeux et se mord l’intérieur des joues, parfois jusqu’au sang. J’ai remarqué que sa main tremblait quand elle portait son verre de bière à sa bouche. Je l’ai prise dans mes bras, tout à l’heure, pour lui dire au revoir, un au revoir qui ressemblait à un adieu, et dans mes bras j’ai senti qu’elle sanglotait. Aussitôt elle a ri en implorant no te vayas weón culiao. Hier la terre a tremblé et aujourd’hui je quitte mon amie.

Je répète ces phrases devant la mer de Valparaíso que je désire voir une dernière fois, devant les vagues trop violentes pour se baigner, devant ces vagues s’abattant sur le corps d’un homme téméraire qui se baigne. La terre tremble à chaque coup, à chaque vague. À chaque ressac je pense qu’hier la terre a tremblé et qu’aujourd’hui j’ai quitté mon amie. Demain, je quitterai le pays.

L’homme endure les coups de la mer avec un grand sourire: il me rappelle mon père qui pourtant sourit peu, qui n’a jamais autant souri qu’à notre premier voyage familial à Cuba, premier voyage auprès de la mer, premier voyage en Amérique latine depuis notre exil chilien. Dès notre arrivée, mon père avait rejoint les vagues et s’était mis à crier, à danser de joie. Il portait à sa bouche ses mains remplies d’eau salée pour retrouver le goût de la mer, sans doute ce qui lui manquait le plus de notre Chili natal, que nous avions quitté quelques années plus tôt. Il donnait des coups de pied aux vagues en produisant des sons que je n’avais jusque-là jamais entendus. Ma mère, ma sœur et moi le regardions, debout sur le sable parsemé d’algues sèches et de roches, peut-être grouillant de crabes et de pucerons, je ne sais plus; j’ajoute sans doute des détails un peu glauques à cette histoire parce que, dans mon souvenir, la scène pourtant belle et émouvante avait quelque chose d’horrible, de sordide: je ne comprenais pas pourquoi je ne partageais pas cette joie. J’étais encore enfant, un enfant timide et anxieux, un enfant qui tremblait la nuit et qui sortait de ses cauchemars le souffle coupé, un enfant qui souvent faisait des spirales avec ses yeux et se mordait l’intérieur des joues, parfois jusqu’au sang. Je ressentais un terrifiant malaise en voyant mon père exprimer une telle émotion, jouer ainsi avec cette nature, ce symbole de nos origines et de la beauté que nous avions abandonnée, celle-là même que je ne savais reconnaître et qui, donc, m’effrayait. Pour moi la mer était une étrangère. Pour mon père, une amante retrouvée. Ce malaise m’a fait longtemps craindre le Chili, avec autant de violence que d’angoisse.

J’ai raconté cette histoire à mon amie, tout à l’heure. Conchatumadre, estay chiflao, m’a-t-elle dit avec empathie. Elle a peut-être raison: les exils nous rendent cinglés.

L’homme téméraire sait danser avec la mer. Avec elle, il harmonise ses gestes, cambre le dos et plonge au moment précis dans la courbe des vagues, tout juste avant qu’elles n’éclatent et ne fassent trembler le sable sous moi. Sans malaise ni angoisse, j’admire la figure du baigneur, ses mouvements. J’admire la mer qui pourrait le tuer.

Mon amie a pleuré, tout à l’heure, puis à nouveau elle s’est moquée d’elle-même: ya, me emocioné. Je vais lui manquer, m’a-t-elle avoué, lorsqu’elle dansera hasta abajo dans les bars douteux du quartier Bellavista à Santiago: désormais le reggaeton lui fera toujours penser à moi. Et ce qu’elle n’oubliera jamais, c’est mon obsession pour les catastrophes naturelles qui nous menacent — je lui avais demandé, un soir de fête, ce qu’on ferait s’il y avait un tremblement de terre au moment où, coincé dans une terrasse clôturée, je dansais avec elle et d’autres amis. Elle avait forcé un sourire incapable de cacher sa peur: si… con un terremoto, acá, cagamos. Aussi bien bouger grossièrement les hanches et les fesses, aussi bien boire comme des trous et fumer comme une cheminée. Puisque nous allons tous mourir, aussi bien profiter de ces vices qui nous détruisent.

Elle préfère Santiago, mon amie, et grâce à elle, moi aussi. Santiago, ville de smog, de sècheresse et de bandits, ville de très riches et de très pauvres, ville qui nous tient au bord de la crise de nerfs. Quand la terre a tremblé, hier, je regardais les Andes à travers la fenêtre de mon appartement de Santiago: chaque secousse racontait un exil, j’ai cru entendre le mien parmi ceux des autres qui m’ont précédé; chaque secousse racontait un départ et une disparition. Le temps des au revoir était encore arrivé.

Je me suis mordu les joues jusqu’au sang pour entendre les émotions de mon amie parmi les vagues, j’ai fait des spirales avec mes yeux pour passer de Santiago à Valparaíso, contempler en un temblor la Cordillère et la mer. Despedirme: subir les ressacs éternels des adieux.

J’ai perdu la trace du baigneur. Peut-être n’a-t-il jamais existé, peut-être gît-il au fond de l’eau parmi poissons et disparus. J’enfonce alors mes mains dans le sable jusqu’à la prochaine vague. ♦

 


Nicholas Dawson est l’auteur de La déposition des chemins (La Peuplade, 2010) et d’Animitas (La Mèche, 2017). Doctorant en études et pratiques des arts (UQAM), il travaille sur le récit de soi, l’exil et la recherche-création dans une approche queer et postcoloniale.

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