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Désir d'enfer, devoir de mémoire

Désir d'enfer, devoir de mémoire

L’ethnologue et documentaliste Pierrette Lafond comble le bibliophile par sa Promenade en Enfer, rappelant que l’histoire du livre est aussi celle de la censure.

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Essai

L’ethnologue et documentaliste Pierrette Lafond comble le bibliophile par sa Promenade en Enfer, rappelant que l’histoire du livre est aussi celle de la censure.

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Au moment d’écrire ces lignes, Yvan Godbout et Nycolas Doucet, auteur et éditeur du roman d’horreur Hansel et Gretel (ADA, 2017) sont accusés au criminel de production et de distribution de pornographie juvénile. Ils subiront directement leur procès, sans enquête préliminaire. Le drame semble irréel tant il rappelle les célèbres causes des Fleurs du mal et de Madame Bovary (1857), attaqués en justice pour outrage aux bonnes mœurs — tout en ressuscitant le cauchemar de la censure ecclésiastique qui a si longtemps accablé le Québec. Tel est le destin de la pensée quand les pouvoirs politique et judiciaire s’approprient la « morale » bourgeoise de leur temps.

Fascination de l’Enfer

En matière de censure, Pierrette Lafond en connaît un chapitre, ayant pour ainsi dire consacré sa vie à la collection de livres anciens du Séminaire de Québec, cette immense bibliothèque surnommée « l’Enfer » pour avoir été mise à l’index par l’autorité religieuse jusqu’au Concile de Vatican II (1965). Les bibliophiles se rappelleront les foules que Mme Lafond déplaçait, au Musée de la civilisation de Québec, quand elle sortait ses trésors des rayonnages, la passion qui l’animait quand elle les présentait au public. Son livre est moulu de la même farine, soit un solide savoir, sans prétention, porté par une fièvre contagieuse.

Il faut saluer le plaisir évident de l’autrice et du Septentrion à agrémenter le propos d’une iconographie riche et éloquente, où les photos actuelles des voûtes archivistiques répondent aux images anciennes de la première Université Laval ; où vieux tableaux et gravures abondent pour illustrer des vignettes éclairantes (par exemple, le fait que la lecture ait longtemps été considérée comme nocive pour les femmes, et que plusieurs d’entre elles, encore aujourd’hui, n’ont pas le droit de lire dans plusieurs pays) ; où les portraits de Galilée, Martin Luther, Henri-Raymond Casgrain, Camille Roy jalonnent l’histoire de l’écrit et de l’imprimé ; où les facsimilés (Bible selon la Vulgate, 1556 ; Clément Marot, Les psaumes en rime françoise, 1562 ; Candido Brognolo, Manuel d’exorcisme, 1658 ; Le Saint Concile de Trente, 1685 ; Diderot et D’Alembert, L’Encyclopédie, 1751 ; Jean-Charles Harvey, Les demi-civilisés, 1934) font ressentir jusqu’à la poussière les lecteurs qui les ont annotés au plomb, caviardés à l’encre. Beaucoup d’amour a été consacré, par ce livre, à l’évolution de la pensée humaniste, à sa résistance contre l’obscurantisme.

Faites ce que je dis, pas ce que je fais

Promenade en Enfer, loin de céder au banal fétichisme, arrive à équilibrer discours savant et vulgarisation. L’évolution de la bibliothèque du Séminaire de Québec illustre en quelque sorte le parcours sinueux des fonds de livres et d’archives à travers le temps et les caprices religieux. Lafond renoue les fils de son enquête dans une telle fluidité que le lecteur l’entendra presque parler. Si elle retrace l’origine des ouvrages séminaristes jusqu’à l’ancienne bibliothèque du Collège des Jésuites (1632 : Molière n’avait que dix ans), c’est pour mieux expliquer les particularités du fonds en question — en l’occurrence, la fascination des Jésuites pour les textes jansénistes proscrits en France. Même chose avec les sept livres ayant appartenu aux Récollets, « intéressants puisqu’ils renferment des notes manuscrites ainsi que les signatures de propriétaires antérieurs, permettant de suivre le trajet du livre au fil de ses possesseurs successifs. » Le fonds de l’Archevêché de Québec révèle de son côté le péché mignon de certains prélats, comme Mgr d’Esgly, évêque de 1784 à1788, de qui nous tenons la première édition du Contrat social (1762) de Jean-Jacques Rousseau, interdite en France. Certains oubliés de l’histoire, comme le curé Charles-Joseph Brassard dit Descheneaux et sa bibliothèque de deux mille volumes, contredisent le cliché prétendant que la noblesse canadienne prisait peu la littérature. À la lecture de tous ces exemples, on n’ose imaginer l’état du Québec actuel si l’Église canadienne avait pris le parti du savoir universel plutôt que celui de l’ignorance et de la foi aveugle.

La conclusion de Promenade en Enfer rappelle la persistance chez nous de l’esprit de censure, même en notre ère soi-disant libérée. Là où Pierre Hébert (Dictionnaire de la censure, 2006) évoque une « censure sourde », Marc Angenot (« L’esprit de censure et ses progrès », Argument, 2018) souligne le paradoxe actuel où, « [f]aute d’autorité suprême, de consensus civique et de valeurs indiscutées dans une société éclatée et confuse, on voit converger de diverses parts des efforts pour re-moraliser le social — le public, mais aussi le privé et l’intime —, le réglementer dans les moindres détails ». Plus qu’un touchant exercice d’admiration, l’ouvrage de Pierrette Lafond est un appel à la vigilance : « Parce qu’il semble que le livre mis à l’Index contienne deux histoires : celle inscrite par l’auteur au fil des pages et la sienne propre, sa biographie d’objet, dont une partie a été écrite par la censure. D’en faire lecture s’est imposé comme un devoir de mémoire. » ♦

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Pierrette Lafond
Québec, Septentrion
2019, 400 p., 39.95 $