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Des voix dans le jardin

Un livre énigmatique, d’une poésie drue et franche, par une artiste qui persiste à chercher le lieu.

Thématique·s
Beau livre

Un livre énigmatique, d’une poésie drue et franche, par une artiste qui persiste à chercher le lieu.

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À propos de Finnegans Wake (1939), James Joyce écrivait: «Le monde de la nuit ne peut être représenté dans le langage du jour1.» Bien que Le jardin d’après, de la photographe Anne-Marie Proulx, ne traite pas spécifiquement de la nuit, il s’harmonise bien avec les mots de l’écrivain irlandais. Les photographies de l’artiste tracent un parcours avant même qu’il ne soit visible pour les marcheur·ses; un parcours fait de voix qui nous appellent, comme des spectres agités à la recherche d’un autre lieu, et nous guident dans les dédales d’un «nouveau monde» entre urbanité et végétation, désolation et vie.

Publié à l’enseigne parisienne Loco, dont les spécialités sont la photographie, l’architecture et les arts, ce livre se veut une relecture photographique du roman Le premier jardin, de l’écrivaine Anne Hébert, qui figure au panthéon de plusieurs lecteur·rices. Les choix esthétiques de la conceptrice graphique Marie Tourigny s’inscrivent dans la politique des éditions Loco, où l’on résiste à la domestication livresque. La jaquette sert de canevas à une photo mystérieuse, assez foncée, dont les rares éclats de lumière laissent entrevoir des feuillages de plantes; on dirait presque un sténopé. Sur la couverture, aucune indication paratextuelle, sauf le nom de la maison d’édition. Et sur la quatrième de couverture, un code-barres assez discret. Si l’on dépouille l’ouvrage de sa jaquette, on découvre une réplique, en version noire, de la maquette de la collection «Cadre rouge» des éditions du Seuil – collection, faut-il le rappeler, dans laquelle a été publiée l’œuvre d’Anne Hébert en 1988. Le jardin d’après conserve également les mêmes dimensions que le livre d’origine, ce qui confère une aura romanesque au projet.

La voix des lieux

«Dans les images que j’ai ramenées de l’intérieur de tes terres, le territoire nous fait voir des étoiles et des mouvements, entendre des voix, ressentir des présences», écrit Proulx à l’artiste Mathias Mark2 dans un échange à propos d’un précédent projet artistique. Et ses mots déploient toujours leur énergie dans Le jardin d’après. Pas de mimétisme banal ici, peu de visages et de corps, mais les répliques d’une même voix, d’une même femme ayant cumulé les rôles. En effet, tout au long du Jardin d’après, de courts extraits de répliques ou de monologues, incarnés par des protagonistes féminins, font admirablement écho à l’œuvre d’Anne Hébert. Ces fragments, choisis aussi bien chez Molière que chez August Strindberg, s’allient au sens des images, à leur résonance, et accentuent le rythme du texte aux couleurs beckettiennes. Le rapprochement est facile, direz-vous, car Flora Fontanges, le personnage du Premier jardin, retourne à Québec pour y jouer du Samuel Beckett, alors l’impression de lire, dans le beau livre de Proulx, Mal vu mal dit (1981) est plus puissante. On y sent l’escarpement dans la voix, les césures, les cassures ainsi que les rappels de texture dans les paysages que la photographe nous présente, ces «lieux interdits où elle n’ira jamais» (Anne Hébert).

Le jardin d’après

Seul point négatif: je n’arrive pas à comprendre la nécessité d’avoir segmenté le livre en quatre parties. L’utilité de chacune d’entre elles demeure au mieux énigmatique, sinon nulle. Le contenu, qui varie néanmoins, est sensiblement dans les mêmes tons. Cela dit, cette petite lacune formelle ne met pas du tout en péril la qualité de l’ouvrage. Il ne faut pas se leurrer: il s’agit d’une œuvre magique, aux pouvoirs ensorceleurs. La neige surexposée tombant du ciel; les branchages que l’on imagine se balancer dans la ville déserte; les rideaux qui captent les vérités de la lumière, de la tôle caressée par le feuillage: voilà le chemin qui s’ouvre devant nous, c’est-à-dire des pages cinétiques, d’autres plus prosaïques, néanmoins révélatrices de ce lieu qui, entre errance et émancipation, naît sous nos pas malgré les combats des voix dans nos têtes. D’une beauté indicible et poétique, Le jardin d’après ne donne pas à lire un propos clair et manifeste, mais (et c’est sûrement plus valable) libre. Pour reprendre les mots d’une autrice dont le ton et l’univers me font penser à ceux de Proulx, ce livre provoque le «désir d’être réenfantée et extirpée de [s]oi par une phrase qui serait en même temps la mienne et celle d’un autre, d’une ligne qui ouvre un autre monde qui serait exactement celui-ci, sans que je m’y retrouve3».

Le jardin d’après appelle ce monde parallèle au nôtre, mais qui le croise pourtant. Et sa force, c’est qu’on peut s’y retrouver aussi

  • 1. www.annemarieproulx.com/fr/projets_ 2019terreseloquentes.php.
  • 2. Lettre de James Joyce à Ernst Curtius, dans Richard Ellmann, James Joyce, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1987.
  • 3. Frédérique Bernier, Hantises, Montréal, Nota bene, Coll. «Miniatures», 2020.
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Anne-Marie Proulx
Paris, Loco
2021, 192 p., 40.95 $