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Des silences en jachère

Patiente et sûre, nerveuse mais disciplinée: telle semble se tenir la voix de Geneviève Boudreau dans son livre, murmurant aux branchages de ses épineuses nouvelles certains racontars de village à demi dits.

Nouvelle

Patiente et sûre, nerveuse mais disciplinée: telle semble se tenir la voix de Geneviève Boudreau dans son livre, murmurant aux branchages de ses épineuses nouvelles certains racontars de village à demi dits.

De la fenêtre de la cuisine, […] elle voit l’allée de pivoines qui descend jusqu’au chemin du rang. Quand elles fleurissent, leur présence est si prégnante qu’elle se surprend parfois à leur parler, les larges corolles conservant ses mots sous l’enchevêtrement des pétales. Bien sûr, la pluie démantèle les fleurs, le vent emporte les pétales en tous sens, dispersant ses phrases.

La femme anonyme qui, dans cet extrait de la nouvelle «Il finira par rentrer», fixe docilement la cour de sa maison, partage son sort avec une grande quantité de personnages de La vie au-dehors, qu’une vitre sépare du temps qui s’écoule. Cette «vie au-dehors», c’est celle qui se déroule derrière la portière de la voiture familiale, celle de la cage de verre trop exiguë d’une tortue domestique ou de la porte patio d’une demeure ancestrale rénovée, mais c’est aussi la vie qui continue à l’extérieur de la prison du coin pour les incarcérés, celle des adolescents partis loin du domaine familial pour s’établir en ville ou encore celle des enfants voyant dépérir leurs parents amorphes devant la fenêtre d’un CHSLD.

Campées dans un milieu rural évitant la caricature, les nouvelles se déploient en un jardin touffu. Par fragments de vécu, l’autrice butine d’une étable à une érablière et d’une génération à une autre. Mais si l’arrangement de l’herbier est savant, le parcours aurait pu être davantage efficace. On regrette par exemple que «La clé de la barbe bleue» ne figure pas en clôture du recueil, qu’avec «Faire un effort» elle aurait métaphoriquement enserré dans le réseau des filiations et des sacrifices.

Ce qui penche, s’écaille, jaunit

Bref, on l’aura compris dès les premières pages: le titre de Boudreau est moins une référence aux activités de plein air qu’une exploration des tessitures de l’étrangeté, de ce qui nous est extérieur. Cette expérience n’est d’ailleurs pas exclusive aux personnages, puisque le lecteur la partage aussi. D’abord, le public citadin (je suis du nombre), condamné à l’orée du texte, ne peut réellement pénétrer — au-delà de l’allusion — la réalité concrète vers laquelle tend le récit. Cette marge asymptotique se pose comme le socle de l’expérience esthétique proposée par Boudreau, puisqu’en préconisant la suggestion et les silences, l’autrice semble nous maintenir à l’écart d’un milieu et de ses blessures, celles qu’on commence à peine à deviner avant que la nouvelle ne s’interrompe, laissant souvent irrésolu le mystère qui meut le récit, qui sait nous tenir en respect de ces deuils incomplets, qu’ils soient petits ou grands.

L’alternance constante des focalisations nous incite elle aussi à comprendre la laborieuse porosité de ces univers. Tandis que,
dans la plupart des nouvelles, nous sommes invités dans un milieu dont nous ignorons les ressorts, en revanche, dans les «Portraits» (I à VI), c’est ce même milieu agraire qui est regardé de l’extérieur. Dans La vie au-dehors, «[o]n apprend l’ombre, l’indistinct, l’innommé. On apprend à craindre ce qui ne peut être vu, ce qui parfois passe dans le regard des hommes: le sauvage, l’indompté.» C’est dans cette incommunicabilité que se situe, bien davantage que dans les manières frustes ou les mœurs rudes, la brutalité des êtres dépeints.

Mort dans l’après-midi

Encourir le péril inhérent au geste de s’inviter dans le réel de l’autre, aurait tranché Michel Leiris, permet à Boudreau d’«introduire ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire». Mais ce que l’ethnographe identifie, dans De la littérature considérée comme une tauromachie, comme des «mythes psychologiques», l’autrice les transforme ici en un bétail bien tangible. Taurillons écornés, taureaux abattus, veaux punis, vaches saillies sont autant de destins bovins qui insistent sur ce que nous suggérait déjà l’exergue de Simoneau, à savoir qu’avec ou sans muleta, «on chasse des bêtes enfuies de nous-mêmes».

Rendre un monde intelligible au lecteur tout en gardant sensible la distance qui l’en sépare, peut-être n’était-ce pas le pari de Boudreau, mais c’est tout de même le défi que réussit à relever celle qui écrit sans «[e]ffacer ce qui penche, s’écaille, jaunit». Ici, on ne retrouve ni romantisme ou idéalisation, ni dédain ou commisération, mais plutôt quelque chose comme une curiosité nue, un élan simple vers une réalité complexe, qui conserve dans l’écriture toute son épaisseur. On ajoute sans hésiter le dernier livre de Boudreau au nombre de ces textes où, comme les Vies minuscules de Pierre Michon, «le réel, ou ce qui se veut donner pour tel, repar[aît]», féroce et entier. ♦

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Geneviève Boudreau
Montréal, Boréal
2019, 168 p., 19.95 $