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Des femmes et des bêtes

À la croisée des chemins de la fresque familiale et du bestiaire, Le corps des bêtes est un roman exigeant, aussi touffu que la faune et la flore qu’il met en scène. Une œuvre ambitieuse et envoûtante.

Critique

À la croisée des chemins de la fresque familiale et du bestiaire, Le corps des bêtes est un roman exigeant, aussi touffu que la faune et la flore qu’il met en scène. Une œuvre ambitieuse et envoûtante.

Mie s’enveloppe de psaumes, de roulis, de vent. Elle essaie de plonger son esprit dans celui de Sitjaq. Des mouches se promènent sur son visage. Tantôt elle plisse le nez pour les chasser, tantôt elle les laisse faire: leurs pattes font partie du monde qu’elle essaie d’entendre tout entier.

Dans un phare près de la mer, en un pays du Nord — hybride imaginaire entre la Scandinavie, la Russie et l’Islande et serti d’un nom, Sitjaq, emprunté à l’Inuktitut — vit le clan Borya. La grand-mère a perdu son mari et deux de ses fils, fauchés par la mer. Elle vit depuis avec les deux autres fils et leurs enfants. L’aîné, Sevastian-Benedikt, passe des jours entiers en forêt, rapportant tout ce qu’il faut pour nourrir la famille: «Il porte sur son dos des carcasses, des friandises troquées à Seiche, des sacs de riz lourds comme des corps morts et des fruits cueillis en chemin. Il est reçu en roi; grâce à lui, la famille mange; il en est le pourvoyeur et le favori.» Osip, son cadet, n’a jamais rien eu de flamboyant, il est calme, timide et doux: «Il traîne partout des cahiers où il note les circuits des navires, leur provenance, leur taille, la température, la hauteur de l’eau, l’heure des marées.»

Non loin de là vit Noé, la femme de l’aîné. Arrivée quatre ans après le drame, elle n’était pourtant pas là pour rester. Installée dans une cabane près du phare, elle mène sa vie en marge du clan, solitaire, à dessiner des îles, à imaginer des animaux. Elle parle rarement et lorsqu’elle le fait, elle raconte des histoires «pleines de mots étrangers qui ne parlent ni des animaux ni de la mer». Elle a donné des enfants à son mari comme à Osip.

L’aînée de ces enfants s’appelle Mie. Elle a maintenant douze ans et son corps se transforme. «Elle ne sait pas comment apprivoiser sa nudité, c’est une sorte d’animal à l’intérieur duquel elle ne peut pas entrer» et elle aimerait découvrir le sexe «entre les humains». Elle en a pourtant une bonne idée, puisque dans le petit univers qui est le sien, elle a souvent aperçu son père comme son oncle faire l’amour avec sa mère. Ses frères ne sont pas encore des hommes, alors c’est avec un naturel déconcertant qu’elle demande à Osip de lui apprendre. Durant tout ce roman singulier, elle espère voir son oncle accepter sa proposition et se présenter à sa chambre.

Découvrir la vie grâce aux bêtes

Dans cet univers romanesque qui flirte avec le conte, notamment par les capacités surnaturelles qu’il donne à Mie, le lecteur devra, lui aussi, accepter cette proposition surprenante: dans l’attente de connaître l’intimité avec un homme, Mie découvre les plaisirs sexuels en habitant l’esprit et le corps des animaux qui l’entourent. En devenant une loutre ou une ourse, elle fait l’expérience des pulsions et du plaisir, et étonnamment, ça fonctionne. Les phrases chargées, denses, mais limpides, qui composent cette écriture imposante parviennent à créer un contexte où le lecteur peut accepter ces grands élans fantastiques comme les envies incestueuses d’une enfant isolée.

Le corps des bêtes, ce sont ainsi des personnages féminins forts, campés à une époque sans nom certes, mais où l’on devine que les femmes n’étaient pas toujours à l’avant-plan. Noé, femme-courage et hors-norme, embrasse complètement son imaginaire singulier et la solitude nécessaire à la poursuite de ses projets. Mie, femme-enfant, fait de la nature un terrain de jeux et de découvertes.

Ce roman réussit le tour de force d’avoir à la fois les deux mains dans la terre — dans la description méticuleuse et maniaque du dépeçage d’un cadavre de baleine ou le décompte des provisions de l’automne — et la tête dans les légendes, dans l’âme des animaux, dans le désir de l’ours qui chasse... De cet alliage savamment dosé naît une histoire puissante et troublante comme les désirs qu’elle donne à voir.♦

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Audrée Wilhelmy
Montréal, Leméac
2017, 160 p., 20.95 $