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Des diamants sous la ville

Fèms magnifiques et dangereuses n’est pas de ces ouvrages qui se comparent aisément avec d’autres. Et c’est tant mieux.

Littératures de l'imaginaire

Fèms magnifiques et dangereuses n’est pas de ces ouvrages qui se comparent aisément avec d’autres. Et c’est tant mieux.

Ce projet singulier m’a un peu rappelé Je suis la reine (Mirobole, 2013), d’Anna Starobinets, et La nuit soupire quand elle s’arrête (Les Six Brumes, 2020), de Frédérick Durand. Mais seulement par fines touches. Nous avons affaire à un livre carrefour qui façonne ses propres contours. Les visées de l’autrice et artiste multidisciplinaire Kai Cheng Thom sont nettement énoncées dans le prologue: «Où sont toutes les histoires à propos de petites filles trans à la peau basanée, voleuses, qui brandissent des petits couteaux à manche d’os?» D’emblée, l’écrivaine propose «un récit autobiographique transgenre, mais pas comme la plupart des 11 378 autofictions transgenres qui existent déjà, qui sont juste des régurgitations de la même vieille histoire qui nous rend insipides et mortes et sécuritaires à lire. Je voulais quelque chose qui déchire, quelque chose d’intense, avec du sexe torride et de la violence de gangs et peut-être des zombies et plein de magie».

Féroces et fabuleuses (comme des étoiles bleues)

La narratrice de Fèms magnifiques et dangereuses, dont le nom demeure inconnu, fugue de la résidence familiale, sise dans la ville de La Morose. Elle quitte le jour – fortement symbolique– où toutes les sirènes se suicident au large. La destination de la grande évasion de la protagoniste? La Ville de Cendre et de Lumières, où elle pourra être elle-même et vivre entourée de fèms magnifiques. La fugitive aborde cette cité miroitante et périlleuse avec des essaims de guêpes au creux du ventre (si l’idée d’abriter des insectes vous intrigue, il est impératif de lire Je suis la reine). La jeune femme emporte aussi dans ses bagages un·e ami·e fantôme qui, jusqu’ici, a été le·la seul·e capable de lui procurer des orgasmes.

Dans La Ville de Cendre et de Lumières, la narratrice rencontre de nombreuses complices, dont Kimaya, chez qui elle habite, Rapunzelle, ancienne accro à une drogue qui fait changer de forme, et Valaria, avec qui elle partage un intérêt marqué pour les combats. Elles sont des fèms trans, «dangereuses, chaudes comme des étoiles bleues». Hélas, l’une des membres de la bande, Soraya, est retrouvée assassinée dans une benne à ordures derrière un hôtel. La milice de la bien nommée Rue des Miracles se révolte, les «Tailladeuses au Rouge à Lèvres» ripostent: «Trop de fèms sont mortes dans la Ville sans que personne ne leur rende justice.»

En parallèle, la violence de la narratrice et ses craintes sont dépeintes avec acuité dans ce récit sensible à l’écriture accomplie. L’autrice sait énoncer les vérités simples de manière touchante: «Certaines personnes ne peuvent s’empêcher de s’accrocher à ce qui est déjà perdu»; «C’est ici que je suis aujourd’hui: de l’autre côté du désespoir».

La poésie de Thom saille et culmine dans la rage difficilement contenue de l’héroïne, qui porte en elle une ruche (les références aux abeilles sont d’ailleurs trop appuyées dans le roman). Des insectes qui ne demandent qu’à strier le ciel de leur impatience, à l’égal de la violence de la jeune femme. Mais cette force guerrière est un peu sorcière, rejoignant La nuit soupire quand elle s’arrête et ses élixirs occultes. La fugueuse aura-t-elle besoin d’une formule magique pour se libérer de ses emportements et de sa hantise?

Fragiles et frondeuses (rejoindre la ribambelle scintillante)

Habilement traduit par Kama La Mackerel, Fèms magnifiques et dangereuses est l’un de ces «livres-manifestes» – par l’exemple – en faveur de la liberté de création qui donne envie d’écrire et d’écrire, sans contraintes ni embâcles. Ce récit hors norme déniche la beauté parmi les éclats de miroir brisés, dans les zébrures du monde, entre ses interstices féeriques, sauvages ou sublimes. Il est dommage que la fin, plutôt expédiée et prévisible, ait en partie rompu le charme. La conclusion est certes cohérente et aurait pu demeurer inchangée, mais le rythme s’accélère au cours des derniers chapitres, davantage synoptiques, et nous n’avons pas le temps de partager avec l’héroïne les tenants et aboutissants de sa décision.

En somme, un livre qui frappe comme la foudre cisaille les tempêtes, qui creuse son propre imaginaire. Crée un territoire urbain de sororité et de splendeur. Et il s’agit d’un premier roman… Je ne saurais, pour ma part, résister à de tels ensorcellements.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Kai Cheng Thom
Traduction de l’anglais (Canada) par Kama La Mackerel
Montréal, XYZ
2021, 216 p., 24.95 $