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Dépister ce que l'on avait dû enfouir en soi

Dépister ce que l'on avait dû enfouir en soi

À la fois essai littéraire et roman graphique, Corps vivante ouvre la définition de la sexualité et du désir.

Bande dessinée

À la fois essai littéraire et roman graphique, Corps vivante ouvre la définition de la sexualité et du désir.

Avec son plus récent album, Julie Delporte poursuit une réflexion intimiste sur les normes genrées et aborde la sexualité dans toute sa diversité. Cette diversité, l’autrice l’appréhende à partir de sa propre expérience, qu’elle nuance en se questionnant, avant de l’accueillir et de la reconnaître dans son unicité, sans pour autant diminuer l’impact des violences vécues. La pratique de Delporte, que l’on peut associer au journalisme littéraire, cherche à reconfigurer les références qui ont jusqu’alors modelé son identité, ou plutôt qui l’ont contrainte à exclure ses réels désirs sous le poids des normes d’une société patriarcale.

Dans Corps vivante, Delporte expose son cheminement relatif à la découverte et à l’acceptation de son désir pour les femmes. À certains égards, l’album apparaît comme l’aboutissement d’un triptyque formé de Moi aussi je voulais l’emporter (Pow Pow, 2017) et de Décroissance sexuelle (L’Oie de Cravan, 2020). Ce nouveau livre prolonge les réflexions féministes développées dans les deux premiers; la narratrice s’autorise à exister dans l’étendue des identités queer, c’est-à-dire en cherchant ce qui la fonde et non ce qui la fige. Son parcours est parsemé de moments douloureux, mais aussi de séquences plus lumineuses. Particulièrement inspirantes, ces dernières révèlent que c’est en elle-même que réside la réponse cherchée par la narratrice. En fait, elle lui a toujours appartenu, mais cela, on le lui a caché.

Lesbienne et radicalement libre

La découverte du désir lesbien chez Delporte est précédée d’un éveil politique qui prend ses sources dans le courant du lesbianisme radical, une posture que des militantes et intellectuelles issues de la deuxième vague féministe ont développée en réponse à la domination patriarcale. À la lecture de Monique Wittig, la narratrice est sous le choc: elle a l’impression d’être comprise dans sa colère, de trouver une porte de sortie à son mal-être constant et diffus, mais surtout une définition du monde qui tient compte de ses traumas, qui offre une perspective émancipatrice sur les différentes violences sexuelles qu’elle a vécues. Sans s’enfermer dans une idéologie, l’autrice s’inspire de la radicalité de la pensée d’Adrienne Rich et de Wittig (entre autres) pour désamorcer, une à une, les enclaves sexistes qui limitent son identité.

Delporte réfléchit à la question du désir en la reliant à une quête radicale de liberté et de pleine possession de son être. Pour ce faire, elle oppose et décortique les significations du male et du female gazes (les regards masculin et féminin) régissant la représentation des femmes dans différentes œuvres. Elle cherche ainsi à en dépasser les normes sexistes et réductrices afin d’arriver à se voir dans son propre regard, par exemple en revisitant ses réactions au fil du temps devant le film Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), de Chantal Akerman. Par ses agencements textes-images, Delporte renverse les configurations patriarcales préétablies dans un désir de retrouvailles avec ce qui a été retranché, floué, nié en elle. Ce procédé, aussi employé dans Moi aussi je voulais l’emporter, est peaufiné dans Corps vivante. L’artiste et écrivaine crée ainsi des associations particulièrement surprenantes et poétiques, chargées de sens, et d’une efficacité bouleversante.

Un langage écoféministe

Delporte utilise l’esthétique du carnet pour aborder l’intime et montrer la construction d’une pensée, d’un soi, notamment par des tests de couleurs et de petits traits qui s’accumulent sur la page. Ce choix laisse entrevoir une certaine vulnérabilité, bien qu’il confère surtout une force à cette voix qui met en doute et déconstruit ce qui est tenu pour universel. Ce que le statu quo d’une société hétéronormative et patriarcale a de délétère, de violent et d’insidieux, Delporte en fait la démonstration au fil des pages, en convoquant différent·es féministes et en puisant dans sa propre expérience pour enfin parvenir à se voir. Elle le fait en revendiquant la force du «je», mais aussi ses tremblements.

Album très poétique dans sa signature visuelle, Corps vivante met de l’avant un langage écoféministe qui non seulement associe le large spectre des identités sexuées et de genre à un état naturel des choses, mais nous invite aussi à revoir notre façon de percevoir notre environnement, de considérer ces éléments qui méritent d’être observés plus attentivement. La contemplation lente et assidue d’agates, d’algues, de libellules et de pieuvres devient une métaphore du processus que vit la narratrice, qui apprivoise son désir pour les femmes et apprend également à vivre avec ses traumas. La sexualité de la narratrice n’est plus un script ou une aliénation: elle est une vérité qui n’a pas à être réparée ou adaptée pour les autres.

L’intime demeure politique: Julie Delporte l’illustre avec une remarquable intelligence dans Corps vivante.

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Julie Delporte
Montréal, Pow Pow
2022, 268 p., 35.95 $