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Dear Leonard

Dossier

Illustration : Mélodie Vachon Boucher

Illustration : Mélodie Vachon Boucher

 

 

Dear Leonard,

 

Je t’écris cette lettre dans une ville hantée par les fantômes de ses écrivains et de ses saints, Lisbonne. Je pense à la nôtre, celle qui nous a vus naître toi à l’ouest, moi à l’est dans ce Montréal que je squatte depuis toujours et qui n’a plus de rapport avec celui d’hier, me ramenant inévitablement à ta présence. Il me plaît que, même dans ce Lisboa que je découvre un peu chaque jour, il y ait ta musique et tes mots pour me conforter quand je reviens le soir, fourbue. Je n’ai jamais habité un appartement, une chambre d’hôtel, une maison sans toi. Il m’est difficile de dire tout ce que je te dois. Tu fais partie de cette cohorte d’écrivains qui m’animent. L’idée que tu vivais et travaillais parmi nous a fait de toi ce personnage qui n’a rien à voir finalement avec le poète que tu es. Ce vedettariat ne t’a pas empêché d’atteindre cette rigueur et, à travers elle, ta plénitude.

La dernière fois que je t’ai vu, tu m’as demandé de t’acheter une bouteille d’eau. Quand je suis revenue, tu étais parti. «Excuse me for not dying.» J’entends encore ta voix résonner. C’était au Centre Bell, une de tes dernières prestations un soir de novembre, le mois des morts. La douleur que m’a causée ta disparition. Je t’ai vu pleurer pendant la chanson Le partisan. Tu avais l’entièreté de l’Europe sur ton dos. Avec toi, j’avais élaboré une théorie de la mélancolie. Durant notre périple, nous avions accumulé les fragments, les ruines comme si chacun de tes vers faisait partie d’un manuel de survie. Ton goût pour le tragique tranquille, la poésie de García Lorca, celle de Layton. Ta passion pour Hank Williams le cowboy valait bien tous les hommages pieux aux fausses célébrités.

Nous aimions marcher sur l’interminable boulevard Saint-Laurent. À l’époque, j’avais mon thorn blue raincoat. En remontant du fleuve au quartier italien, nous en étions venus à la conclusion que ma famille avait travaillé dans la guenille pour la Friedman Company qui appartenait à ton père et à ses frères. Poète célébré et chanteur inconnu désargenté, tu avais été obligé d’y faire des heures, de puncher ta carte pour continuer à écrire. Au dire de ma mère, les Juifs étaient les meilleurs patrons du monde. Le vendredi, elle allait allumer la cuisinière chez madame Kaufmann, rue Dante. Enfant, je mangeais des pains aux œufs, de la viande fumée et les pâtisseries de la boulangerie Levine. Ceci était mon corps finalement.

Ainsi, nous avions existé ensemble bien avant de nous fréquenter dans une autre vie. Jeanne d’Arc, Kateri Tekakwitha, tu chantais mes saintes préférées, tes visions étaient les miennes. Notre degré de séparation minime, à peine quelques rues, de petits murs de briques que je franchissais pour te voir passer sur la frontière de notre ville tant aimée. Nous avions construit notre ghetto à coups de vérités, de folie, de grâce détournée.

Pendant les hivers de force, je te cherchais aux alentours de la pharmacie Labow, avenue des Pins, tu sais celle dont Réjean Ducharme parle dans un de ses romans. Je t’en voulais de fuir pour te réfugier sur ton île de chaleur dans ta chambre de création. Durant ces années, je te croisais dans les centres d’artistes, dans ce bar de la rue Saint-Paul où on faisait la traversée des apparences. Maintenant que je suis dans la jeunesse de ma vieillesse, je peux affirmer que je resterai marquée par toi. Depuis notre première rencontre, je suis parvenue à entendre ma propre voix. Je ne suis plus la choriste que j’aurais aimé être juste derrière toi sur la scène. Est-ce pour cette raison que tu es disparu?

Avant de te quitter, je voulais te dire que je suis passée devant ta maison quelques semaines après ta mort. J’en avais été incapable le 7 novembre 2016. Le sanctuaire devant les portes de ta demeure tenait toujours debout. Un ami poète venu d’Italie, Fabio Scotto, m’accompagnait. Je l’ai pris en photo devant ce petit autel improvisé et j’ai refait avec lui le rituel de mon adolescence, de mon errance juive: le fleuve, le Vieux-Montréal, le boulevard Saint-Laurent. Nous sommes entrés dans la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours, nous nous sommes agenouillés et nous avons prié pour toutes les Suzanne dans la lumière de décembre. Depuis, je te cherche à tâtons pour que tu me viennes en aide.

Sincerely,

 

C. David

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