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De l'hiver et des bêtes

De l'hiver et des bêtes

En réfléchissant à la vie et à la mort des animaux sauvages, le poète invente un lyrisme pour le nouveau millénaire.

Poésie

En réfléchissant à la vie et à la mort des animaux sauvages, le poète invente un lyrisme pour le nouveau millénaire.

Un livre magnifique nous parvient de l’éditeur Poètes de brousse, celui de Jean-Marc Desgent. Encore une réussite signée par l’un de nos plus grands poètes. On aime Desgent pour l’originalité, le ton unique de sa poésie. Longtemps professeur de littérature, l’homme est aussi détenteur d’une maîtrise en anthropologie, ce qui n’étonne guère quand on a lu quelques-uns de ses livres, dans lesquels il ne cesse de relater ce qui nous a forgés comme humains et de sonder l’obscurité qui nous entoure parfois. Jamais cynique, mais au contraire porteuse d’une morale exigeante, l’œuvre crépusculaire de Desgent est l’une des plus poignantes et des plus captivantes de la poésie actuelle.

En parcourant ces blocs de prose poétique qui n’ont d’autre ponctuation qu’un point final, on se sent d’abord un peu bousculé. On se dit qu’il aurait pu mettre de l’ordre et arranger tout ça en vers libres, comme il l’a fait pour les trois ou quatre poèmes en italique insérés dans l’ensemble. L’énoncé serait moins hachuré, se dit-on, et la lecture en serait facilitée. Mais on est très vite convaincu que son choix était judicieux : une fois lancé dans la mêlée de ces phrases étranges et syncopées, on se laisse emporter par une poésie qui court, qui vole sur la page, qui dévie le sens entre deux souffles et multiplie « les images qui tonnent ». En fait, ce ne sont pas vraiment des images, plutôt des scènes et des destins imaginaires, des instants de communion ou d’observation. Desgent donne tout sans rien donner, c’est au lecteur d’extraire son propre sens — mais n’est-ce pas ainsi qu’il faut fréquenter la poésie, sans trop chercher à savoir ce que l’auteur « a voulu dire » ? La belle lisibilité de ce livre qu’on avait d’abord cru indéchiffrable, on la doit certainement à une grande concentration dans le travail, et peut-être aussi à la recherche de la perfection telle que la conçoit un poète qui ne fait pas les choses comme les autres.

La leçon des animaux

L’écriture de Desgent est souvent affûtée comme le fil du rasoir. On voit des choses, on les ressent, on les reçoit parfois comme un choc, comme si on lisait un romancier devenu fou, qui aurait cependant conservé pêle-mêle tous les chapitres de son histoire. Il est question de falaises et d’escarpements, de bêtes (chiens et chats, chevaux, lynx, cerfs, orignaux, etc.).

Les quadrupèdes et les bipèdes s’effondrent j’ai entendu la chute des entités qui ne parlent jamais ne pas toucher leur contre-matérialité leurs poils leur sueur j’ai nettement entendu ma main mes doigts mes ongles et le coyote jour et nuit gratter grafigner écorcher la forêt entière

Puis il y a la neige. Pas de mer ni d’océan, pas de marée ni de grève, pas d’horizon infini — mais il semble bien qu’un lac soit apparu au lecteur, qui prend le risque d’imaginer le poète dans son chalet en bois, assis à sa table, en train d’ordonner ses visions et d’inventer la forme dans laquelle il nous les livrera. « J’ai vécu apeuré et extasié », écrit-il dans un poème liminaire. Peut-être son entreprise tient-elle tout entière dans cette petite phrase, car il s’agit bien souvent de dire l’effroi et le vertige d’exister, de participer à la destinée humaine. Plus loin, là où il est question de « formes sexuelles », de naissance et de mort, le poète, avec une lucidité aussi grave qu’admirative, réitère à la fois sa solidarité avec le monde qu’il habite et la finitude de sa propre existence :

Une fois traversé passé le grand trou on appartient à la beauté générale je me suis habillé de noir je me suis redevenu et j’ai embrassé tout ça […] Je peux mourir je dois mourir du côté des brouillards c’est trop beau et faire admirer la nuit des deux mondes je n’irai pas au-delà de certains paysages intérieurs

On aime aussi chez Jean-Marc Desgent la retenue avec laquelle il évoque la guerre et autres semblables sauvageries. En homme clairvoyant, il ne se contente pas de condamner la violence ; il avoue aussi sa propre inertie devant les injustices, car il faut « assumer les meurtres que nous provoquons ». Puis il rappelle le pouvoir de l’imagination : « je ne ris pas quand ça meurt lentement parfois ouvrir une porte d’été ça bricole des images ».

La force de Desgent se trouve dans sa capacité d’impliquer sa propre intériorité — laquelle s’avère ici tributaire du territoire —, de réfléchir sur ses origines, et de traverser la saison hivernale auprès d’animaux qui partagent avec lui un espace demeuré sauvage. Vingt-trois ans après la disparition de Gaston Miron, la démarche anthropologique qui supporte l’œuvre très contemporaine de Desgent nous dit à quel point l’homme est ancré dans l’imaginaire de son pays, et combien il le renouvelle. ♦

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Jean-Marc Desgent
Montréal, Poètes de brousse
2019, 56 p., 16.00 $