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De fumée et d’embrun

Ce premier récit de l’autrice Jules Clara, paru dans la collection «Encrages» des éditions Triptyque, sollicite et attise notre propension à l’égarement.

Thématique·s
Récit

Ce premier récit de l’autrice Jules Clara, paru dans la collection «Encrages» des éditions Triptyque, sollicite et attise notre propension à l’égarement.

Thématique·s

La lecture de Parenthèse suisse m’a donné l’impression d’être saoule. Elle ne m’a pas fait vivre l’euphorie de l’ivresse, mais son agréable confusion. Souvent, je tombais dans la lune, je méditais sur un mot, une image qui me touchaient. Je lisais en oubliant les passages que je venais d’avoir sous les yeux, comme la protagoniste regarde, par la fenêtre du train, le paysage défiler entre Lausanne et Fribourg. Je n’ai pas été absorbée, mais c’est peut-être l’effet recherché par l’écrivaine: nous faire dévier vers l’ailleurs et nous entraîner dans une sorte d’errance esthétique.

Griserie

Faisant d’emblée du voyage une occasion pour la flânerie (tant géographique que contemplative), ce récit raconte le séjour d’une jeune femme en Suisse, les rencontres qu’elle fait, les endroits qu’elle découvre. Il se décline en douze épisodes qui, bien qu’ils semblent agencés chronologiquement (si on se fie aux titres des chapitres: «Le début», «Le milieu», «La fin»), ne donnent pas l’impression d’une progression. En fait – et c’est sans doute là le concept du projet de Jules Clara –, ce qui est vécu dans la parenthèse de la vie de la narratrice a à voir avec la digression: un temps suspendu, abstrait, indéterminé. Un temps qu’aucune certitude ne circonscrit. À l’image des personnages qui, à répétition, se retrouvent sur des terrasses, ou dans des fêtes et des carnavals pour consommer des verres «saupoudrés de produit», le texte mime les effets de ces substances et fait de la forme une expérience altérante.

De la narratrice, on ne connaît pas le nom: seulement son «je», dont l’histoire est substituée à quelques occasions à celle du «elle», c’est-à-dire la jeune femme. À moins que le «je» en retrait ne soit celui de la voyeuse du récit d’une autre femme. De cela, je ne suis pas certaine. (Voyez, je suis confuse.) Mais la narratrice est bien dans une posture de spectatrice, toujours perchée sur le «haut d’un balcon» ou sur un pont, planquée derrière une vitre ou un arbre. De là, elle observe la ville, elle «demeure devant l’image», elle absorbe presque passivement les événements et les histoires des autres. Celle dont on ne «remarque pas l’absence» avance «sur la pointe des pieds», garde ses réflexions pour elle, «ne pose pas de questions», «s’exprime dans sa tête». Les noms de ses ami·es et de ses amants apparaissent en alternance, fugitivement, sans qu’on puisse en saisir l’identité, l’histoire. Arthur, Charles, Florence, Hélène, Corinna: on ne comprend pas bien la nature de leurs liens et souvent, les uns se confondent aux autres. Les dialogues ne sont pas introduits, mais ils surgissent. On est plongé·es in media res dans des conversations dont le contexte ne nous est pas donné préalablement, mais qu’on devine, comme la narratrice «devine ce qui se cache au-delà». C’est cela, justement, qui crée l’effet «embrumé»: l’absence d’une «biographie» des personnages et d’un contexte psychologique. La protagoniste, comme l’écriture, n’est pas animée de l’intérieur, mais influencée par l’extérieur. Le livre me rappelle en cela la démarche néo-romanesque d’une Nathalie Sarraute. L’exercice est réussi.

Impressions

Il m’évoque aussi l’œuvre de Kaye Donachie, qui peint des visages au teint froid (vert, bleu, gris), comme s’ils apparaissaient à l’aube ou au crépuscule, derrière une fenêtre embuée ou dans un flou brumeux. C’est qu’il y a une sensibilité picturale et impressionniste chez Jules Clara, qui se manifeste par de belles descriptions des couleurs, des textures, des lieux («Les déclinaisons de vert cèdent au gris de la rue, au noir des passants. Tous deux se roulent et se déroulent habilement entre les draps d’une foule en mouvement.») et des personnages («Les cheveux dorés de Florence coloraient le reflet noir des fenêtres. Jaune sur bleu comme huile sur toile.»). Du reste, je garde en tête des impressions, des souvenirs vagues rattachés à certains mots: mains, fenêtre, toit, cigarette, mur, poisson, lac, cigarette, boisson, renard, cigarette.

L’intérêt de Parenthèse suisse ne réside pas tant dans l’histoire racontée que dans l’effet qu’elle produit à la lecture: une sorte d’embrouille, de «lenteur grise» dont on ne peut dire si elle nous ennuie ou nous berce. L’œuvre s’impose néanmoins par son style sûr et sa maîtrise des images et des métaphores (figures qui fonctionnent elles-mêmes comme des parenthèses, pourrait-on dire, transportant et insérant les mots dans d’autres lieux). Ainsi peut-on lire ce récit, comme la narratrice se «jette au lit, le désordre aux lèvres».

Auteur·e·s
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Jules Clara
Montréal, Triptyque
coll. « Encrages »
2020, 108 p., 18.95 $