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Darwich est un ami de longue date

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Pour Yara El-Ghadban

Darwich est un ami de longue date. Je ne l’ai pourtant jamais rencontré. Je l’ai lu et relu, et, dans mes fantasmes, il habite les mêmes nuages que moi. Je nous vois ensemble sur la barque du poème, avec notre carte d’identité trouée. Les colombes, telles des fleurs de jasmin, volent dans nos cheveux, et nous dansons l’aurore, sur les chevaux fous de nos patries, l’espoir en bandoulière.

Darwich est mon maître. Il m’a appris les cantiques de l’exil, les tempêtes de la révolution, et les mots et le monde. Il m’a donné la carte du printemps, le chant de la liberté et les blessures du poème. Darwich a forgé ma conscience. Il a épelé le mot force. Il a conjugué le verbe lutter. Il m’a appris à exister tel que je suis, dans la fiction du poème.

C’est pourquoi je suis café
C’est pourquoi je suis oiseau
C’est pourquoi je suis étoile
C’est pourquoi je suis mer
C’est pourquoi je suis amandier
C’est pourquoi je suis figuier
Quelquefois, il m’arrive d’être à la fois cerf-volant et ciel
Dans le ciel infini de la terre.

Photo Sandra LachancePhoto | Sandra Lachance

 

Je vous prie de pardonner ma folie, et mon amour trop vaste des soleils qui n’ont pas de saison. Je dis toujours honneur aux vents qui gardent les secrets des rêveurs. Je dis toujours honneur à celles et ceux qui offrent aux pauvres, aux réfugiés et aux vaincus du pain, de la joie et de quoi marcher dans l’horizon de la phrase.

Darwich m’a avoué que les pays comme l’amitié sont des métaphores.

J’ai cité en exergue de mon livre de poèmes J’ai un arbre dans ma pirogue (Mémoire d’encrier, 2004) ces vers:
«Tous les cœurs d’hommes sont ma nationalité. Voilà. Je vous laisse mon passeport.» Mahmoud Darwich.

J’ai cité et cité dans mes écrits le nom de Darwich, comme s’il s’agissait d’un talisman, d’une sorte de paratonnerre vaudou qui abrite mes pensées contre les certitudes désuètes contemporaines, et surtout contre les mensonges que l’on se plaît à ruminer, pour ne pas faire peur aux miroirs.

Je comprends longtemps après la raison de cette
    obsession.
Je n’ai pas cité Mahmoud Darwich
Je ruminais son nom dans mon exil
Je ruminais son nom dans mon sommeil
Pour retrouver mon chemin et l’arbre qui m’aura vu
    renaître dans la lumière
J’étais comme un cheval à sa solitude.

Je cheminais, seul et désespéré, avec mes rêves de poète, dans ces villes qui exigent de moi des réponses auxquelles manquent les questions:

D’où viens-tu, mon Rodney
Qui es-tu, mon Rodney
Où vas-tu, mon Rodney
Qui est ta grand-mère, mon Rodney

C’est là que j’ai jeté mon passeport et toutes les idées reçues, avachies et démodées. C’est là que j’ai compris et assumé que tous les hommes et toutes les femmes sont mes identités.

C’est à Montréal que j’ai rencontré la Palestine. La Palestine, dans la voix de la romancière Yara El-Ghadban, qui aime lire et rêver des oliveraies et des collines, et surtout de la petite clef de la maison de Téta. J’aime quand la voix porte plus que toute autre chose ce qui dépasse, ce qui grandit, ce qui fait de la boue et de l’ombre, les vertiges de la lumière et de la résistance.

La voix de Yara se mêle à celle de Darwich et m’habite et me revient comme si parler était cette prière ou plutôt cette musique qui dit un surplus d’humanité, qui fait croire que la vie est ailleurs, dans nos manquements autant que dans nos totalités. C’est la voix de Yara qui résonne à Montréal et qui chante et qui joue et qui pleure, et qui fait exister de manière si troublante et si vraie la Palestine.

Quand j’entends Yara dire, avec conviction et émotion:

«Mais nous souffrons d’un mal incurable qui s’appelle l’espoir.»

Je sais que Darwich nous consolera toujours quand quelques failles font de nos pays natals/fatals des îles en dérive.

Je retourne au plus profond de moi-même, et ramasse pleinement dans ma bouche le mot histoire telle une berceuse créole. Car l’histoire est notre secret, à Yara et à moi. Cette histoire du racisme qui nous confronte à l’idée même de la beauté, de la tendresse et de l’élégance. En effet, comment vivre en humain, au-delà des injonctions? Je veux parler de cette histoire qui brûle entre nos mains, et qui s’appelle la tragédie de vivre jusqu’au bout l’histoire. Dire la part belle et intelligente de nous-mêmes et du monde, en écoutant au loin James Baldwin raconter la poignante douleur de Beale Street, ou encore s’épuiser dans ce corps à corps avec Hannah Arendt afin de mieux percer les paradoxes du mal humain et les appels incessants de l’Histoire. Ce sont là nos réflexions sur l’exil, l’exclusion, le vivre-ensemble, la diversité, la littérature, le gros rire tragique des humbles, qui nous poussent souvent à chercher dans les mots et dans la vie un refuge pour les personnes humiliées.

Voilà.

Yara et moi, nous habitons Montréal, avec quelques poèmes, quelques livres, et des pensées pour un monde qui se défait et se refait. Quel sens donner à la révolution quand tout s’effondre? La question, nous la posons tous les jours, pour ne pas trahir. Ni les mots. Ni les morts. Ni les aubes. Ne rien trahir. Ni la vérité. Ni le poème. Ni l’horizon.

Montréal, 15 janvier 2022

 


Né à Cavaillon (Haïti), Rodney Saint-Éloi est l’auteur d’une quinzaine de livres de poésie, dont Je suis la fille du baobab brûlé (Mémoire d’encrier, 2015; finaliste au Prix des libraires du Québec et au Prix du Gouverneur général) et Jacques Roche, je t’écris cette lettre (Mémoire d’encrier, 2013; finaliste au Prix du Gouverneur général). Il a fondé les éditions Mémoire d’encrier en 2003. Les racistes n’ont jamais vu la mer, coécrit avec Yara El-Ghadban, finaliste au Prix des libraires du Québec, paraissait en octobre 2021.

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