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Dans l'écrin de Gaëtan Dostie

Dominic Tardif rencontre Gaëtan Dostie dans le nouvel antre de la médiathèque qui porte son nom.

L'arrière-boutique

Dominic Tardif rencontre Gaëtan Dostie dans le nouvel antre de la médiathèque qui porte son nom.

Photo : Bruno GuérinPhoto : Bruno Guérin

 

Une grande bibliothèque trône dans le racoin exigu d’un autre racoin exigu de l’église Saint-Enfant-Jésus du Mile-End où l’ami photographe Bruno et moi nous faufilons en une série de petits pas de côté. «On a hérité de la bibliothèque murale de Michèle Lalonde. C’est en six morceaux et ça, c’est un des morceaux», annonce Gaëtan Dostie, en camouflant mal l’orgueil que lui procure le meuble.

Vous connaissez bien madame Lalonde?, que je lui demande, juste comme ça, pour faire la conversation.

«Si je connais bien madame Lalonde??? », rétorque monsieur Dostie sur un ton incrédule. «J’ai organisé en 1968 la venue à Sherbrooke de Chansons et poèmes de la Résistance, vous savez?», m’explique notre hôte, au sujet de la mythique tournée du spectacle en soutien aux felquistes Charles Gagnon et Pierre Vallières, à l’occasion de laquelle Michèle Lalonde a créé le poème Speak White. J’en déduis que Gaëtan Dostie connaît très bien Michèle Lalonde.

Sorte de Zelig de la littérature québécoise contemporaine, Gaëtan Dostie a côtoyé tous ces personnages majeurs et mineurs, mais se contente aujourd’hui, lorsqu’il raconte sa propre vie, de ne parler que des majeurs. En octobre 2016, la médiathèque portant son nom était mise à la porte du 1214, rue de la Montagne, un magnifique édifice patrimonial du centre-ville de la métropole, que lui louait depuis plusieurs années la Commission scolaire de Montréal. Ses dirigeants plaident encore aujourd’hui la présence de champignons, pour justifier l’éviction, bien qu’un mystère plane toujours sur leurs réels motifs. La médiathèque avait acquis depuis son ouverture la réputation de salutaire petit musée de la poésie québécoise, grâce à ses livres rares, ses œuvres encadrées et ses nombreux manuscrits de textes constitutifs de notre littérature,
de Louis Dantin à Josée Yvon.

Voilà pourquoi Gaëtan Dostie se trouve présentement entouré, presque cerné, par les quelque 50000 documents imprimés composant sa collection, au sous-sol de cette église ayant eu la grandeur d’âme d’accueillir des livres écrits dans de nombreux cas par de furieux païens. Le vieil et frêle homme porte en ce cuisant jeudi après-midi de juillet une chemise fatiguée et un short révélant deux arbustes de jambes. Sa voix et sa manière de soigneusement prononcer chaque mot sont celles d’une personne ayant jadis remporté plusieurs concours d’art oratoire.

Comme bien des histoires de l’époque, celle de la collection de Gaëtan Dostie s’amorce grâce à une religieuse. «On est en 1952», raconte-t-il, au présent de l’indicatif. «Les sœurs montent une pièce de théâtre dans laquelle je joue. J’ai neuf ans et l’invité d’honneur, c’est Alfred DesRochers, qui me dit après la pièce que si je vais chez lui, il va me donner un livre. J’y vais et il me tend un exemplaire d’À l’ombre de l’Orford.» Une première pierre à l’édifice aujourd’hui colossal de sa collection.

Dans une librairie d’occasion, le jeune Gaëtan, dix ans, tombe sur une édition des Soirées du Château de Ramezay (École littéraire de Montréal, 1900) et d’Émile Nelligan et son œuvre (Louis Dantin, 1904), avec lesquelles il repart. «Mon professeur en éléments latins va ensuite m’offrir une petite carte de visite manuscrite de Pamphile Le May, celui qui avait traduit l’Evangeline de Longfellow. À partir de ce moment-là, dans ma grande candeur, je vais me demander: «Qu’est ce que je peux sauvegarder de notre littérature?»

«C’était moi le gros méchant»

Les enfants de dix ans que j’ai croisés se posent rarement des questions comme «Qu’est-ce que je peux sauvegarder de notre littérature?» Je n’ai, malgré tout, d’autre choix que de croire Gaëtan Dostie sur parole lorsqu’il me jure que l’avenir de nos lettres l’angoissait déjà à cet âge.

Il évoque, pour expliquer cette singulière précocité, des dispositions personnelles, ainsi que des circonstances historiques appelant pour la littérature canadienne-française, encore embryonnaire, un vaillant gardien. «Au Séminaire de Sherbrooke, la section québécoise de la bibliothèque, c’était pauvre en titi et c’était ainsi dans toutes les bibliothèques à l’époque. Au Québec, on était béats d’admiration devant François Mauriac, mais devant Roger Lemelin? Il faut aussi savoir que j’ai commencé à faire du théâtre à sept ans avec Jean Besré et Aline Desjardins [devenue journaliste]. J’ai toujours vécu dans la culture. Je fréquentais le chef d’orchestre Silvio Lacharité. Sa maison était un musée. Il y avait des Picasso dans son salon.»

Mais Gaëtan Dostie ne devient vraiment Gaëtan Dostie qu’au cours d’une nuit d’octobre1970, quand les autorités frappent chez lui à Sherbrooke et l’arrêtent, pour le déposer quelques heures de route plus tard à Parthenais. Ses voisins de cellule: Gaston Miron et Gérald Godin. Sa lecture lors de la Nuit de la poésie de la même année d’un poème de prison de Pierre Vallières, dans lequel le militant claironnait que «la liberté est au bout des fusils», avait sans doute largement contribué à imprimer en caractères gras son nom sur la liste des éléments séditieux auxquels il fallait faire peur.

GD, amusé. — C’était moi le gros méchant.

DT, ironique. — Vous allez l’air d’un gros méchant, oui.

GD, soudainement sévère, théâtral. — J’en étais suffisamment un pour qu’ils décident de me couper la barbe!

Le doyen de la faculté des arts de l’Université de Sherbrooke propose à l’étudiant Dostie, à sa sortie de prison, une expatriation vers l’UQAM. Pas question que traîne entre ses murs un sympa-thisant felquiste, peu importe que Gaëtan Dostie n’ait jamais réellement été un sympathisant felquiste (l’UQAM s’érigeait déjà visiblement en refuge pour révolutionnaires errants).

Gaëtan Dostie devient bientôt le secrétaire de Gaston Miron
(un boulot forcément bénévole dont la définition des tâches demeure floue), prendra la tête des éditions Parti Pris en 1976, lors de l’élection de Gérald Godin à l’Assemblée nationale, mais ne cessera jamais d’accumuler, d’accumuler et d’accumuler les livres, les manuscrits et les objets significatifs de notre littérature.

Photo : Bruno GuérinPhoto : Bruno Guérin

Mais est-ce de la folie?

Avant de rapailler l’ensemble de ses livres au 1214, rue de la Montagne en 2009, la collection de Gaëtan Dostie dormait dans six hangars et sous-sols différents. Malgré le salvateur accueil de l’église du Mile-End et une exposition itinérante organisée en avril dernier autour du Refus global par des étudiants en muséologie et en littérature du Collège Montmorency à partir de pièces de la médiathèque, son avenir demeurait incertain au moment de notre visite. Le projet d’un parcours déambulatoire dans la nef même de l’église apparaît certes un peu farfelu, mais un homme accumulant depuis l’âge de neuf ans les artefacts de la poésie québécoise n’en est pas à une idée farfelue près.

Au détour d’une des tirades de Dostie qui ponctueront notre conversation, le septuagénaire glisse qu’il n’a jamais collectionné « pour spéculer». «Possédez-vous vraiment des livres sur lesquels vous pourriez spéculer?», que je réplique. Monsieur Dostie roucoule d’un de ces petits rires sardoniques de vilain dans un film d’action. «J’ai certains livres qui sont évalués à 50 000 $», insiste-t-il en évoquant une «édition époustouflante» d’Évangéline datant de 1883. Encore une fois, je dois le croire sur parole.

Jusqu’à quel point Gaëtan Dostie est-il fou de vouloir conserver tous ces livres et objets? Bibliothèque et Archives nationales du Québec n’a-t-elle pas sur ses étagères des exemplaires de plusieurs des documents de la médiathèque? «Les livres à la BAnQ, tu peux aller les voir comme des prisonniers, mais ils ne peuvent pas sortir», lance monsieur Dostie, un brin irrité, en brandissant la mission de diffusion et d’interprétation de notre patrimoine que permet sa médiathèque. Emprunter des livres à la BAnQ afin d’organiser une exposition hors de ses murs tient du sérieux casse-tête, regrette-t-il. Les trésors de la médiathèque recèlent aussi de vidéos inédites de plus de sept cents écrivains francophones qui lisent leurs œuvres, filmées par Dostie lui-même, qu’il faudrait numériser.

«Je pourrais aller m’écraser sur une plage de la Floride, mais je me suiciderais», dira-t-il plus tard, en soupesant à nouveau le mot «folie», que je lui avais suggéré pour parler de son obsession d’accumuler des artefacts. «Le plaisir que j’ai eu de connaître Roland Giguère, de vivre avec Gaston Miron, avec Hubert Aquin, le plaisir de travailler avec les jeunes générations, de mettre en valeur cette boîte à outils, ce réservoir pour créer, qu’est la médiathèque, c’est ce qui me garde en vie. C’est peut-être une folie, mais la vraie folie, c’est que notre culture ne sera peut-être plus là dans cent ans.»

Au mur du bureau où nous jasons: une toile représentant les principaux écrivains associés à Parti Pris, dont ses fondateurs André Major, Paul Chamberland, Pierre Maheu, Jean-Marc Piotte et André Brochu. Gaëtan Dostie la contemple en déclinant pour chacun des personnages une brève fiche santé, rarement réjouis-sante (Maheu est décédé en 1979). L’exercice pourrait sembler funeste, mais révèle surtout comment les pères de la littérature québécoise contemporaine ne nous feront plus encore longtemps la grâce de leur présence.

Et c’est sans doute en ce sens que Gaëtan Dostie est un homme précieux: il se souvient d’un Québec sans réelle institution littéraire et éditoriale, un Québec pas si lointain, faut-il le rappeler. Même sa tendance à constamment citer les noms des auteurs qu’il a connus pourrait être envisagée par les esprits les plus bienveillants comme une stratégie afin d’imprimer dans notre mémoire ceux sans qui un magazine littéraire comme celui que vous tenez présentement entre les mains n’aurait jamais pu exister.

«Est-ce que je suis en train de construire un tombeau ou un écrin pour l’avenir?», demande Gaëtan Dostie, sans que je sache s’il s’adresse à moi, à lui, ou au Québec tout entier.♦

Photo : Bruno GuérinPhoto : Bruno Guérin
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