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Dans le ciment des corps

La monographie sur François Morelli, publiée par les éditions de Mévius, permet de prendre connaissance d’une démarche artistique foisonnante, mais aussi d’observer la fine maîtrise de ces éditeurs-artisans.

Beau livre

La monographie sur François Morelli, publiée par les éditions de Mévius, permet de prendre connaissance d’une démarche artistique foisonnante, mais aussi d’observer la fine maîtrise de ces éditeurs-artisans.

Dans nos corps embastillés, voués à l’atrophie physique et sociale, l’artiste François Morelli insufflerait, avec ses encres ou son crayonné onirique, la force tranquille de nuages vaporeux d’aspect fongique; il les transformerait en organes liquides bataillant afin de s’évader de leur structure de fer, des organes qui «seront forts pour tout ce qui pourra faire notre joie1», y compris notre liberté.

La dernière-née des éditions de Mévius, dont les activités éditoriales sont intimement liées aux expositions de la galerie montréalaise 1700 La Poste, présente quatre décennies d’une carrière artistique qui va du dessin libre à l’estampe, de l’action publique à la performance et à l’installation in situ. Et la publication a reçu tous les soins qu’elle mérite.

Boutefeu

Si l’on dévêt l’opulent et luxueux objet de sa jaquette, où l’omniprésence du rouge attire l’œil, on découvre une couverture rigide finement toilée du même pigment d’où, en son centre, comme légèrement chauffée à blanc, surgit la lettre «M.». L’ouvrage est irréprochable dans sa fabrication, riche de ses matériaux et luxueux d’apparence; s’il évite de se transformer en tombeau pour l’artiste, c’est que celui-ci a une œuvre aux propriétés rhizomatiques et sait trouver parmi la multitude des disciplines qu’il pratique la racine du vivant. Les nombreuses reproductions de ses encres et dessins sont impeccables et brillamment servies par le papier épais et soyeux, elles communiquent si bien leur plasticité que les œuvres acquièrent le pouvoir de désincarcérer.

Pourtant, comme l’indique l’historien d’art et conservateur Bernard Lamarche dans son texte, il y a chez Morelli «un véritable refus de racinement […], une intention assumée de ne pas se borner aux catégories usuelles». Il ne faudrait surtout pas sous-estimer l’homme au benoît chapeau et au sourire discret qui est portraituré en page 237, car Morelli, «de tout son corps dessine» et ouvre, dans cet éparpillement dont on l’accuse à tort selon Lamarche, un espace où il perfectionne une heuristique personnelle et intime. Il s’immisce dans le ciment des corps et dès lors il est facile de le confondre avec un dynamiteur. C’est toute la force que nous permettent de sentir les parties «Systèmes/Réseaux» et «Récits/Recto verso» dont les œuvres reflètent par moments le dernier Riopelle des oiseaux rencontrant les coups de boule punk de Sylvain Bouthillette. Ne pas oublier, bien sûr, le rendu photographique qui restitue la féroce beauté des structures en fer ou des têtes en ceintures de cuir qui, comme le souligne Lamarche, «deviennent, comme d’autres éléments sculpturaux dans le travail de l’artiste, des prothèses, des prolongements du corps qui modifient les rapports avec l’environnement et les autres».

Les reflets de l’or

Tandis que le texte de Lamarche s’intéresse plutôt à la pratique du dessin «à laquelle Morelli s’est attaché plus que les autres», parce qu’elle «n’est pas un objet en soi, mais une manière de penser2», celui de l’artiste Jake Moore, pétrie par ses années d’expérience en tant que commissaire d’exposition et agente culturelle, traverse ses pratiques de performance et d’action publique. Son verbe décortique, en s’appuyant sur ses «sculptures sociales», un artiste qui dans sa «relation avec les entités» travaille dans le champ où le «politique ne peut être séparé de la sphère sociale».

Les textes, dont l’aisance et les reflets d’érudition sont adroitement calibrés, n’assombrissent jamais le travail de Morelli mais l’éclairent — sans toutefois, d’une lumière trop crue, aveugler le lecteur. Ils jouissent d’un équilibre parfait et réussissent à ouvrir dans les œuvres et le cheminement de l’artiste des brèches nous permettant d’avoir accès à tous ses affects possibles et à ses connexions au-delà du visible. Et si le lecteur parvient à «se laisser regarder par les textes» — et certainement par l’œuvre —, il en va pareillement pour celle-ci qui semble ouvrir un dialogue avec les auteurs et ne cesse de cultiver sa fertilité. Le livre gagne notre chair et s’y installe, nous hisse de ce fait vers de hauts sommets et réussit à nous faire goûter à la chaude lumière des astres. ♦

  • 1. Dante Alighieri, La divine comédie, Le paradis, Flammarion coll. «GF», p.137.
  • 2. Bernard Larmarche citant Claire Gravel.
Auteur·e·s
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Article au format PDF
Isabelle de Mévius, Bernard Lamarche, Jake Moore
Montréal, Les éditions de Mévius
2017, 256 p., 100.00 $