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Dans la langue des méduses

Dans la langue des méduses

Le poète descend dans les abysses de sa personnalité tout en avançant vers ses contemporains de façon lumineuse.

Poésie

Le poète descend dans les abysses de sa personnalité tout en avançant vers ses contemporains de façon lumineuse.

Je viens d’apprendre que Jean-Philippe Bergeron a grandi à quelques kilomètres de l’endroit où je vis. J’ai donc entrouvert ma porte patio pour lire son livre au bruit obsédant des vagues qui venaient se jeter sur la grève de la pointe Duthie. J’ai endossé ses mots: «Je me livre/à la profonde/boucherie de la mer».

À ce que j’ai cru comprendre, Bergeron travaille le jour et écrit la nuit; mais je ne sais au fond presque rien de lui: aucun égoportrait ou journal de tournée ne vient illustrer la vie de cet homme dont la posture de créateur fait plutôt la part belle à la curiosité intellectuelle, à la recherche en solitaire et à la concentration. Ce n’est pas la première fois que Bergeron se hisse discrètement au-dessus de la mêlée par la qualité de ses livres. Et ici, tout est si juste et si essentiel que ce nouveau recueil ne pouvait que se démarquer.

En choisissant d’écrire de longs textes en vers courts, Jean-Philippe Bergeron nous fait penser que les poèmes sont des escaliers, une architecture où la phrase se déroule à petits pas descendants. Nos yeux courent vers le bas de la page à la recherche du sens final, mais la lecture n’en est pas pour autant précipitée, ni même haletante, car États et abîmes propose une réflexion plutôt qu’une exclamation, et chaque ligne vaut son pesant d’or et de signification.

Dans une entrevue qu’on peut lire sur le site de sa maison d’édition, Poètes de brousse, Bergeron raconte qu’avant d’écrire son livre, il a étudié Freud et Lacan pendant un certain temps. Cela ne saute pas aux yeux à lire États et abîmes, et c’est bien la preuve que le poète a assimilé une exigeante et parfois hallucinante théorie — les lecteurs de Lacan seront d’accord! — au point de plier celle-ci à ses écrits, jamais le contraire. Une très poétique citation du père de la psychanalyse en témoigne au début du livre: «L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi.» Mobilisant toute sa sensibilité d’homme, Bergeron construit une œuvre salubre et attachante, comme si sa devise était «Connais-toi toi-même.» Mais il admet aussi: «je ne vis que du trait/qui me rompt». Et un peu plus loin: «tout mon organisme/est un encouragement/aux ébats fantômes».

Abolir les frontières

C’est une recherche sur les origines qui nous est proposée, également sur le thème des frontières et de la migration. Pour le poète, intégrer la géographie aux années de jeunesse et d’apprentissage l’obligea à renouer avec cet espace gaspésien dans lequel il a baigné. Il y a de l’anthropologie et même de la géologie dans cette passion pour le territoire et les humains. L’homme veut connaître «le paysage/antérieur/au paysage».

Dans son livre, il est souvent question des villages parcourus ou habités à une autre époque de sa vie. Le lecteur retrouvera ce souci de réunir des mondes qui ne sont pas forcément destinés à l’être, par exemple l’Arménie et la Gaspésie, la baie des Chaleurs et la baie de Dakar. «Je demande/aux lignes/fuyantes/qui me constituent/et me décomposent/qu’elles/se rassemblent/en un horizon/de sauvetage». Toujours cette tension entre le dehors et le dedans, cette tentative de dialogue entre le monde extérieur et la vie intérieure, là où naissent le désir et la pulsion de vie: «j’ai faim/de mort/et de formes/arrachées au froid».

Ici, il ne peut donc s’agir uniquement de la nécessité d’aller vers l’autre: il y a bien davantage que de l’empathie dans ce livre, où l’introspection est partout présente. Les lectures et la quête de soi témoignent du besoin d’embrasser «ce cadavre/d’enfance», car l’homme avoue être «obsédé/par les maisons/de bord de mer/le contenu/traumatique/des chambres».

J’ai vu dans ce recueil une certaine parenté avec le grand Jorge Luis Borges, dont la nouvelle L’Aleph reste un chef-d’œuvre de condensation, sorte de rêve éveillé qui rassemble, en un point précis, dans une maison visitée par le narrateur, tous les lieux, tous les visages, tous les désirs et leurs contraires, toutes les expériences et même tout ce qui aurait pu advenir mais n’est jamais advenu. Enfin, il s’agit surtout pour Jean-Philippe Bergeron de rester solidaire, d’assumer son propre sort en l’arrimant à celui des autres, même après la perte de tout, même au-delà de la transfiguration: «du monde/et de sa fin/je participe/à la nuit totale/et demeure/avec ses méduses». ♦

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Jean-Philippe Bergeron
Montréal, Poètes de brousse
2019, 112 p., 16.00 $