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Croissance poétique

Dans une poésie salvatrice, Julie Delporte aborde, sous l’angle de la guérison et de la sororité, les violences sexuelles vécues par les femmes.

Poésie

Dans une poésie salvatrice, Julie Delporte aborde, sous l’angle de la guérison et de la sororité, les violences sexuelles vécues par les femmes.

Bien que tous les livres de Julie Delporte soient empreints de poésie, Décroissance sexuelle se présente de manière plus affirmée comme un projet poétique. Servi par une esthétique minimaliste qui accentue le poids et l’importance des mots, le recueil frappe par l’efficacité de sa concision, qui est d’autant plus impressionnante lorsqu’on connaît la démarche de l’illustratrice. Delporte a patiemment recueilli et poli des gemmes de paroles à la fois libératrices et protectrices: d’abord, à l’aide d’entrevues et de discussions avec vingt-quatre femmes qui ont vécu des violences sexuelles; puis lors de passages aux centres d’artistes Dare-Dare (dans le cadre d’une résidence poétique en 2018) et L’imprimerie (pour la création des gravures qui ornent l’ouvrage).

Avec cette récente parution, décrite par l’éditeur comme «un livre hybride, à la rencontre du manifeste, du poétique et de l’imagerie artistique», Delporte confirme l’ouverture de sa démarche, qui allie réflexion littéraire et représentation visuelle, le tout dans un propos résolument politique. Comme le laisse sous-entendre son titre, qui évoque le concept de décroissance économique, Décroissance sexuelle prône une révision des schèmes de domination patriarcale et envisage un nouvel horizon, une libération sous le signe de l’écoféminisme.

«mes désirs ne sont plus les vôtres»

Les phrases poétiques qui composent le livre progressent d’un «je» énonciatif nommant les abus, la honte et les viols vers un «nous» assumé, un chœur de femmes qui sont parvenues à guérir ensemble. De ces voix réunies par leurs blessures et leurs processus de guérison, l’écrivaine cisaille le substrat et les transforme en déclarations communes: «en fluo sur nos corps/ la trace de toutes vos/mains»; «nos corps deviennent/impénétrables». L’assurance qu’on perçoit dans les affirmations constitue le leitmotiv du projet. L’écriture, pétrie de la force des paroles que l’autrice a su écouter, ne laisse aucune prise aux oppositions. La positivité à l’œuvre provient de cette voix narrative qui ne fléchit pas. Au contraire, elle s’énonce, se réapproprie autant son corps que son droit d’exister sur le territoire.

Les dogmes reçus depuis l’enfance, plus spécifiquement ceux qui valorisent la sexualité d’une frange patriarcale dominante, l’autrice les rejette avec véhémence et les remplace par des phrases poétiques qui agissent tels des mantras, des incantations libératrices. Les femmes, présentées comme une sororité, s’unissent pour revendiquer leurs désirs, s’incarner en dehors du regard masculin et défendre leur autonomie ainsi que leur diversité sexuelles. Delporte convoque également plusieurs figures, des groupes de femmes auxquels les recherches féministes actuelles ont su redonner leurs lettres de noblesse, par exemple les sorcières, ou encore les «nonnes contemporaines», ces «nouvelles punks».

Des mots au geste créateur

Les illustrations qui accompagnent les textes participent à la force de l’énonciation. La pratique de la gravure à l’eau-forte, dont l’artiste a déjà souligné la dimension méditative en entrevue, se distingue de l’esthétique du carnet de dessin, telle qu’on peut la voir dans Moi aussi je voulais l’emporter (2017) et Journal (2020), deux ouvrages publiés à Pow Pow. Même si Delporte s’éloigne de la bande dessinée avec Décroissance sexuelle, le travail séquentiel qui allie texte et image marque la réussite du recueil. Le charme opère différemment, mais l’efficacité de la proposition est indiscutable.

L’autrice de Je vois des antennes partout (Pow Pow, 2015) mise habituellement sur un dessin tout en couleurs, mais elle fait le choix du noir et des nuances de gris pour son dernier opus. L’utilisation de la couleur a toujours été présente, voire centrale, dans la signature graphique de Delporte. En s’en détournant, elle révèle son trait sous un nouveau jour. Le travail en monochromie, au fini plus austère, décuple l’importance du propos, qui refuse de se laisser amoindrir, et sa pérennité.

Cette œuvre raffinée promeut et encourage la prise de parole des femmes. Elle ouvre même la voie à une révolution sexuelle féministe. En fait, avec Décroissance sexuelle, Julie Delporte a créé plus qu’un recueil de poésie: c’est un talisman réparateur.

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Julie Delporte
Montréal, L'Oie de Cravan
2020, 64 p., 18.00 $