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Comment résister?

L'échappée du temps

De Pierre Vadeboncœur, son ancien condisciple du collège Brébeuf, Jacques Ferron disait qu’il avait une écriture à la Charles de Gaulle, impérieuse, haute, sans appel. Il y a quelque chose de vrai, du moins quant à l’effet produit, mais la plume de Vadeboncœur tient surtout, par son style classique parfaitement maîtrisé, à l’influence déterminante, au cours de ses années de formation, de sa lecture soutenue de Charles Péguy et de Paul Valéry.

Chez cet essayiste sans pareil dans l’histoire de la littérature au Québec, on trouve une inflexion naturelle du côté d’une certaine mélancolie, qu’il arrive cependant à disséquer très finement, dans une recherche permanente d’absolu. L’homme s’intéressait aux arts, à la littérature, à la politique avec un même degré d’engagement. Devant vous, bien planté sur ses pieds, avec son petit sourire qui fait penser à celui que le sculpteur Jean-Antoine Houdon prête à Voltaire, il aimait à rire autant qu’à être étonné par la fraîcheur d’une idée. Esprit curieux et alerte, Pierre Vadeboncœur n’était pas d’une chapelle, ce dont témoigne, au fil des ans, sa capacité à se renouveler auprès de divers groupes, par exemple les univers d’imprimés aussi différents que ceux de Cité libre, en passant par Parti pris, Maintenant, Liberté et Le Couac. J’ai bien connu cet homme. Et je l’ai beaucoup aimé.

La correspondance était pour lui une passion qui constituait une partie de son horizon quotidien. Avec combien de gens entretint-il ainsi des échanges suivis? Ses lettres étaient toutes écrites au fil de la plume, à l’encre bleu-noir, d’une main parfaitement assurée. Ici et là, on trouve une rature, un ajout déporté en marge. Mais le plus souvent, l’écriture d’une seule coulée. Tout apparaît pourtant finement travaillé. À la fin de sa vie, décidé à faire un peu de ménage dans les montagnes de lettres qui avaient fini par s’accumuler, Vadeboncœur avait pris le parti de les retourner à leurs auteurs.

Parmi les correspondants les plus fidèles de Vadeboncœur se trouve Hélène Pelletier-Baillargeon, fille de notaire et filleule d’un directeur du quotidien Le Devoir qui, après des études de lettres en France, est très engagée dans la gauche catholique. Elle deviendra rédactrice puis directrice de la revue Maintenant, à l’origine sous la responsabilité des Dominicains, où Vadeboncœur la retrouve et la découvre. Conseillère auprès du ministre Camille Laurin au début des années 1980, Hélène Pelletier-Baillargeon se fera connaître comme biographe de Marie Gérin-Lajoie et, surtout, d’Olivar Asselin. En 1995, elle est membre de la Commission de Montréal sur l’avenir du Québec, en préparation du référendum qui se tient cette année-là.

Combien de lettres ces deux-là ont-ils échangées? Des centaines, sans doute. Marie-Andrée Beaudet et Jonathan Livernois en proposent un choix qui retient essentiellement leurs perspectives sur la société et la politique québécoises, dans une invitation directe «à repenser, sans concession et de façon radicale, le discours indépendantiste en l’inscrivant dans les défis actuels du Québec et du monde d’aujourd’hui». Ici et là apparaissent tout de même quelques autres préoccupations des correspondants,
par exemple l’écriture de l’histoire pour Pelletier-Baillargeon ou l’art, par l’entremise de la sculpture sur neige, pour Vadeboncœur.

La première lettre publiée date de 1983: «Le PQ continuera peut-être d’exister, mais comme parti des campagnes et d’une portion de la majorité silencieuse.» Cette année-là, Vadeboncœur voit tout de même en Gérald Godin, «type jeune et non vraiment compromis», l’incarnation d’un avenir possible pour le Parti québécois.

En ces années 1980 où triomphe le néo-libéralisme promu par des figures comme Ronald Reagan et Margaret Thatcher, la défaite référendaire continue plus que jamais de plomber le moral des deux intellectuels québécois.

Le Québec a rapetissé depuis mai 1980. Ce dont on se rend compte avec le passage du temps et par la conséquence de notre abdication historique, c’est l’exiguïté du pays, son peu de substance propre, sa pauvreté culturelle, son peu de sens… […] L’indépendance, c’était se donner de l’espace, de la volonté. C’était se mettre obligatoirement à vivre. C’était sortir et se sortir et se sortir. Trudeau a dit qu’il fallait entrer.

Les repères intellectuels sont à repenser, croient-ils. Vadeboncœur avait déjà annoncé, dans les années 1970, que Le Devoir était mort sous la gouverne de Claude Ryan et qu’on ne l’entendrait plus. En 1984, Hélène Pelletier-Baillargeon parle désormais de ce quotidien, dirigé alors par Jean-Louis Roy, sous le nom de «L’Ordure». Elle abhorre tout du journalisme qui se conçoit de plus en plus comme une simple description de match sportif. «Je pense que notre format journaliste obéit au modèle culturel de la chronique sportive, même quand on y parle de politique. On suppute les chances des équipes en lice, on se réjouit des bonnes bagarres, on “plante” les vaincus.» Bref, on ne pense pas; on suit, toujours un peu à la traîne d’ailleurs.

Très actif auprès des syndicats depuis le sortir de la Seconde Guerre mondiale, Vadeboncœur peste de son côté contre ces caricatures de syndicalistes «qui ont usurpé le discours révolutionnaire» pour utiliser ce dernier «à l’imbécile défense scandalisée des privilèges et de l’aisance». Cette situation le répugne au plus haut point.

Tous les deux socialistes, un peu à la mesure d’un Fernand Dumont, ils n’en sont pas moins conscients du manque de terreau pour enraciner cette idée au nord de l’Amérique. «Le socialisme est faible et il le restera en Amérique, du moins pour longtemps; et au reste, il est impossible dans une économie complètement imbriquée aux structures capitalistes et tout entière servie par des réseaux de même origine.»

Comment prendre acte qu’on ne peut jamais tout à fait forcer le destin, même quand on a des tempéraments aussi volontaires que ces deux-là? En 2006, dans une rare lettre envoyée par courriel, Vadeboncœur écrit:

Nous n’avons construit la résistance que dans une perspective du tout ou rien. Nous y sommes emprisonnés. Voilà à peu près l’invraisemblable cul-de-sac dans lequel l’histoire nous a conduits. Pas seulement l’histoire indépendantiste, mais toute l’histoire depuis la Conquête, par impasses successives, chaque fois marquées par un grave échec. […] Il faudrait que le peuple québécois, aujourd’hui, se sente acculé, ce qu’il est objectivement. Mais, au fait, est-ce que ce peuple, cosmopolite comme il est devenu et corrompu par la postmodernité, répond encore à l’image que nous en avions jusqu’en 1960?

De quoi trouver matière à réfléchir et malgré tout à espérer, comme le laisse présager Pelletier-Baillargeon: «L’inespéré et l’inattendu qui sont le propre de toute conjoncture politique peuvent toujours survenir.» Les pieds ne sont pas à jamais coulés dans le béton. Il est possible de se remettre en marche. ♦

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Hélène Pelletier-Baillargeon, Pierre Vadeboncoeur
Montréal, Boréal
2018, 304 p., 29.95 $