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Comment le Survenant est survenu

Comment le Survenant est survenu
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Hommage à Germaine Guèvremont
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Tout a commencé, raconte Germaine Guèvremont, lorsque surgit, presque par magie, l’élément imprévu qui, sans qu’elle le sache encore, porte en germe l’ensemble de son œuvre. Le personnage emblématique du Survenant prend naissance dans une nouvelle que Guèvremont a d’abord pensé inclure dans En pleine terre en 1942:

À mes yeux, ces bucoliques tout en ayant leur charme pastoral ne me satisfaisaient pas pleinement. Je pensais toujours à ce qu’il arriverait si un élément étranger venait troubler la paix, la trop grande sécurité, des gens du Chenal du Moine. J’écrivis une courte nouvelle d’une dizaine de pages qu’on ne voulut pas inclure dans le livre, parce qu’on le trouvait assez… épais sans ça. Ainsi naquit En pleine terre. Et ainsi devaient naître par rebondissement Le Survenant, puis Marie-Didace1.

Malheureusement, ce texte fondateur a disparu des archives personnelles de l’autrice et n’a jamais paru dans la revue Paysana, lieu de publication des nouvelles qui deviendront En pleine terre. Il est possible qu’une première version ait également vu le jour dans Le Courrier de Sorel, comme la plupart des nouvelles du recueil. Il ne reste plus que soixante-dix exemplaires du Courrier de Sorel des années où Guèvremont y travaillait, et la majorité de ceux-ci datent des débuts de sa carrière de journaliste, soit des années 1929 et 1930. La première apparition du Survenant, comme le personnage lui-même dans ses différentes incarnations — roman, radioroman, téléroman —, est auréolée d’un halo de mystère. Ce texte inaugural, introuvable, relève, lui aussi, du mythe.

Le Courrier de Sorel publiait à l’occasion des contes et nouvelles. La fiction était également à l’honneur dans les suppléments de Noël. Dans Tu seras journaliste, son premier roman, publié en feuilleton dans Paysana et édité par nos soins en 2013, Guèvremont montre la participation de son alter ego, Caroline Lalande, à leur préparation: c’est elle, justement, qui a rédigé les contes de Noël. C’est dans l’un de ces suppléments que notre équipe de recherche a retrouvé la nouvelle «Les cloches sonnaient». S’il ne s’agit pas, à l’évidence, du texte disparu, la nouvelle esquisse une première version du personnage du Survenant, qui explique l’errance du personnage par un deuil amoureux.

Hommage à Germaine Guèvremont

Certes, ce misérable vagabond est bien loin du glorieux «grand-dieu-des-routes». Contrairement à ce dernier, il n’est pas un étranger puisqu’il revient mourir dans sa ville natale. Et pourtant, malgré ces différences, Guèvremont raconte l’histoire d’un homme sans nom qui «abandonna le bien paternel et partit marchant sur des routes poussiéreuses d’or fin»; le ton nous place déjà sur le terrain du mythe. Le titre attire de plus l’attention sur la cloche, omniprésente dans le texte, et qui sans cesse accompagne le vagabond, association que l’autrice reprendra dans son roman en liant la cloche de la Pèlerine au Survenant. Comme beaucoup d’œuvres de jeunesse de l’autrice, la nouvelle étonne par son pathos. Ainsi, l’insistance sur le froid mortel qui gagne peu à peu le vagabond n’est pas sans rappeler un conte de Noël d’Andersen, La petite fille aux allumettes. Ce texte paraîtra dans le second volume des textes de fiction, édition critique qui rassemblera les fictions publiées dans des revues ou diffusées à la radio et à la télévision. ♦

 
LQ remercie la Succession Germaine Guèvremont, tout particulièrement Eliza Gentiletti, Michel Poulos, Jacques et Pierre Guèvremont.

David Décarie est professeur au Département d’études françaises de l’Université de Moncton.
 

Lori Saint-Martin est essayiste, nouvelliste, romancière et traductrice littéraire. Elle est professeure au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal.

 

Les cloches sonnaient

Germaine Guèvremont

 

Sur le coteau se dressait l’église, dominant les maisons du village.

Elle était de pierre rustique, rouge, brune, grise, avec un clocher unique, dont les tons de fer blanc rouillé brillaient sous la lumière lunaire, froide, et blanche… Les vitraux illuminés éclairaient la neige de teintes multicolores. Les cloches sonnaient, elles sonnaient, à toute volée, joyeuses, vibrantes et les ondes remuaient l’air de la nuit en se répercutant au loin.

Sur les chemins, par les rangs et la grande route, les carrioles rouges attelées de chevaux fringants dont les museaux sous le givre étaient poudrés de blanc se suivaient. Les occupants s’interfilaient au passage, se lançaient des facéties. Tous comparoissiens depuis de nombreuses années se connaissaient. Les hommes avaient couru nu-pieds les mois d’été par les mêmes guérets et les mêmes chemins, les femmes s’étaient rencontrées sur les mêmes bancs de l’école, aux mêmes distributions de prix, aux mêmes fêtes patronales.

C’était comme une famille agrandie qui sympathisait dans la joie de cette nuit divine.

Pendant que les carrioles filaient accompagnées du crissement des traîneaux sur la neige durcie, et du bruit diamantin des grelots, quelques-uns chaudement emmitouflés dans leur crémone, les jambes recouvertes de chaudes robes de buffalo, savouraient toute la joie de vivre. Ils songeaient dans cette nuit claire, sous la voûte d’azur que soutenaient des étoiles comme des milliers de clous d’or, à tout ce que réserve de félicité cette nuit divine. Ils voyaient l’église pleine de monde, avec son gros poêle au milieu, étincelante sous les cierges et les lampes; ils voyaient le prêtre avec ses deux assistants en chasuble d’or, officiant à la messe, pendant qu’au «jubé» les solides voix des chantres entonnaient: «Il est né le Divin Enfant». Et puis ils songeaient au retour, au succulent repas qui les attendait, aux «tourtières» à la viande dont la pâte délayée dans la crème fond dans la bouche, aux beignes mordorés et sucrés…

Et ils s’en allaient glissant sur la neige au trot des chevaux pendant que le tintin des grelots et les cloches de l’église, plus joyeux, plus sonores, s’égrenaient dans l’air nocturne. «Pax hominibus»… Paix aux hommes de bonne volonté… Tout était joie, recueillement, allégresse dans le petit village de St-X, perché sur sa colline, faisant face à la mer comme un altier nid d’aigle.

Et pendant que toute cette foule joyeuse s’acheminait vers l’église, lui le vagabond, lui qui un jour avait espéré sous le soleil se tailler une place digne de ses aptitudes, cheminait sans but au hasard. Les chiens à l’entrée des fermes aboyaient à son passage avec des cris qui ressemblaient à des hurlements. Il allait insouciant, ses bottines déchirées le défendaient mal contre le froid qui lui ankylosait les pieds. Ses mains étaient bleues, gercées, gourdes… Il les enfournait dans ses poches pour les réchauffer… mais le froid persistait. Il lui gagnait le cœur… et en marchant il grelottait, il frissonnait de tous ses membres, sans force, il allait, il allait… Il cheminait sans but. Les cloches chantaient d’allégresse dans le ciel. Dans son cœur des cloches sonnaient des glas. Glas de ses espérances… glas des amours passés.

Il n’avait pas d’âge… sa barbe pas taillée, souillée, hirsute, faisait une tache noire sur la pâleur de sa face glabre. Ses yeux étaient enfoncés sous l’orbite qu’ombrageaient des sourcils épais. La fièvre s’y décernait, une fièvre lancinante et brûlante qui dévorait en lui ce qui restait de sa vie chétive. Il allait titubant sur ses jambes. Où?… il n’aurait pu le dire. Il allait parce qu’il fallait qu’il aille… Des carrioles d’où fusaient des rires le dépassaient, il n’y prenait garde…

Dans le ciel, les cloches sonnaient plus claires… plus joyeuses, plus triomphantes.

Devant lui, l’église apparaissait, elle était immense, ses yeux agrandis par la fièvre la grossissaient. Ses jambes s’amollissaient… la force goutte à goutte s’en échappait… Sur le perron il s’assit… Les derniers fidèles étaient rentrés, l’orgue triomphal ébranlait les voûtes du vaisseau et lui, le vagabond, d’entendre cette musique, riait d’un rire étrange qui semblait un rictus.

Une lassitude l’envahit comme un poison… Elle s’infiltra dans chacun de ses membres… Puis il rêva pendant que le froid les fouettait. Il se revit jeune, beau, assistant par une nuit semblable à une messe semblable, avec celle à qui il avait voué le culte de son âme, et de son être. Oui, il l’avait aimée cette Madeleine, créature adorée comme une idole qu’il avait placée au rang des déesses, tant son amour pour elle était noble et puissant. Il lui avait donné chaque battement de son cœur, chaque pensée de son cerveau. Elle était dans sa vie le «Rêve fait Réalité», jusqu’au jour où, indigne d’une passion si profonde, elle avait piétiné la rose d’un rendez-vous, et donné son cœur à un galant, autre que lui.

Sa douleur profonde n’eut pas de cri, pas de scène, elle fut de ces douleurs dont on meurt. Il abandonna le bien paternel et partit marchant sur des routes poussiéreuses d’or fin, les mois d’été, argentins de neige l’hiver, cherchant l’épuisement fatal jusqu’à la fin des souffrances trop fortes pour son âme.

Il y avait des mois que ce long martyre moral durait. Combien de paroisses n’avait-il pas parcourues avant d’arriver à St-X, où là, à la croisée des chemins, se dressait enfouie sous les arbres la maison de celle qui lui avait rongé le cœur comme un vautour. Il l’avait reconnue au passage, mais il était passé sans s’arrêter, le cœur pincé dans une tenaille. Il voulait une dernière fois assister à cette messe de Noël dans cette église, où le cœur battant d’espoir, il avait écouté jadis le cantique des chantres, regardant à la dérobée, les formes pures, les joues de pivoine de Madeleine Chantel, blonde comme les blés d’août.

Mais là sur le seuil, il s’était affaissé, étendu de son long, il entendait par bribes des morceaux d’air. Sa tête bourdonnait, des marteaux frappaient ses tempes… Ses membres, tous ses membres se raidissaient… Le cœur lui diminuait, diminuait, diminuait…

Et tout à coup, pendant le Sanctus à toute volée du haut du clocher, clamaient des voix «Pax hominibus», il vit une multitude d’anges avec des ailes longues, le soulever et l’emporter…

Il avait fini de souffrir. ♦

Nouvelle tirée de Courrier de Sorel, Supplément, 30e année, no  33, 20 décembre 1929, p. 1.

 

  • 1. Conférence inédite, sans titre, sans date, FGG, série 5, 3 p.
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