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«Comme braise dans les ténèbres»

«Comme braise dans les ténèbres»

Nathalie Watteyne et une équipe de chercheurs célèbrent le centenaire d’Anne Hébert (1916-2000) par un recueil de critiques captivant, qui expose les plus récentes découvertes sur cette œuvre considérable.

Essai

Nathalie Watteyne et une équipe de chercheurs célèbrent le centenaire d’Anne Hébert (1916-2000) par un recueil de critiques captivant, qui expose les plus récentes découvertes sur cette œuvre considérable.

Précisons d’emblée que le livre s’adresse à un lecteur averti: il ne s’agit pas ici d’un simple exercice d’admiration, mais bien d’actes d’un colloque universitaire, organisé en juin2016 par le Centre Anne-Hébert de l’Université de Sherbrooke. Nous devons d’ailleurs à l’équipe de la professeure Watteyne la passionnante édition critique de l’œuvre, publiée dans la «Bibliothèque du Nouveau Monde», notre Pléiade québécoise (5 volumes, Presses de l’Université de Montréal, 2013-2015). Nous avons ainsi affaire aux regards de spécialistes — des chercheurs de dix pays différents, ce qui donne une bonne idée du rayonnement d’Anne Hébert à travers le monde. Et dans la mesure où ce livre dresse un état des lieux de là où est parvenue la recherche, ce «centenaire» dépasse en intérêt la seule commémoration, s’imposant déjà comme un jalon incontournable.

«[O]n ne peut plus lire tel recueil ou tel roman comme auparavant», constate Nathalie Watteyne. Les actes tracent une ligne entre un «avant» et un «après» — entre ce qui a été longtemps dit de l’œuvre et ce qu’il convient de reconsidérer, grâce aux nouvelles méthodes et documents disponibles:

[Il] nous faut désormais mieux tenir compte de la chronologie, de l’intertextualité interne ou externe, de l’intergénéricité, voire de l’intermédialité, ainsi que des interventions de l’auteure dans ses entrevues ou essais, ses avants-textes, ses carnets, et de bien d’autres documents d’archives.

Les textes basés sur les fonds d’archives, en dépoussiérant de vieux mythes tenaces, sont particulièrement éclairants. Ainsi, révèle Watteyne, «au contraire de ce qu’on a longtemps cru, Anne Hébert n’a jamais cessé d’écrire des vers. Des brouillons aux épreuves de l’éditeur, en passant par les listes de titres et les mises au net de textes, l’édition critique donne à voir la production ininterrompue de l’œuvre poétique.» Autre exemple, le fait que Hébert se soit souvent inspirée de faits divers pour ses romans: plutôt que de se limiter à chercher dans la fiction des traces du réel — ce qui était traditionnellement fait — Daniel Marcheix (Université de Limoges) s’appuie plutôt ici sur les différents écrits ayant accompagné la rédaction des romans pour reconstituer le cheminement de l’écriture hébertienne. Une recréation savamment menée, qui donne l’impression de lire par-dessus l’épaule de la romancière, au gré de ses nombreuses versions.

«Un goût véritable pour la dramaturgie»

Fait connu, jusqu’alors peu considéré: Anne Hébert éprouvait «un goût véritable pour la dramaturgie», comme elle l’avoue en 1966. Si cela se ressent dans la narrativité de ses romans, la quinzaine de textes dramatiques produits durant soixante ans (1938-1998) représente un corpus fascinant à explorer. Annie Tanguay (UQAM) fait ressortir la filiation du théâtre au mystère, au fatalisme ou à la fantaisie de Claudel, Tchekhov ou Shakespeare; Lucie Robert (UQAM) suggère qu’au-delà des textes dramatiques eux-mêmes, la conscience de l’écriture théâtrale, chez Hébert, influence l’œuvre entière et ne saurait donc être perçue comme l’exception, mais bien comme une composante fondamentale. D’ailleurs, si nous revenons aux romans, certains récits de crise répondent à de véritables théâtralités, comme le notera Mélanie Beauchemin (Université de Sherbrooke): «Il faut que le drame se voie, que le désespoir et la colère s’entendent. Voilà qui étonne et qui effraie.»

Lumineuse et furieuse, l’écriture d’Anne Hébert joue sur la dualité, ce qui, selon Robert Harvey (Université de Montréal), répond à une pensée mythique, puissamment symbolique. On sait que, dans plusieurs de ses romans, ses duos de personnages se heurtent souvent à la présence d’un tiers, engendrant la dynamique conflictuelle; on sait aussi combien le songe occupe une place fondamentale chez Hébert, tant dans ses romans que dans sa poésie. L’analyse du chercheur relie ces deux composantes, faisant du songe l’«élément déclencheur», par contagion, des conflits entre personnages. Une découverte non seulement brillante, mais qui fera longtemps son chemin dans la recherche ultérieure.

La filiation par la lecture

Les lectures d’Anne Hébert, qu’il est possible d’analyser à travers sa bibliothèque léguée aux archives de l’Université de Sherbrooke, permettent d’éclairer son œuvre — et à ce titre, on lira avec grand intérêt le texte de Camille Néron (Université de Sherbrooke) sur la filiation entre la romancière et Virginia Woolf. Mais Hébert a aussi obsédé une kyrielle d’écrivains et de poètes québécois (Samuel Archibald, Nicole Brossard, Hugues Corriveau, Carole David, Denise Desautels, Gaétan Soucy…) — un héritage retracé avec sensibilité et déférence par la poète Louise Dupré, qui donne à voir l’étendue de possibles offerts par la lecture de Hébert. La clôture du recueil, par des fac-similés de notes et de poèmes, témoigne de la force de ce livre, dont l’érudition est mise au service d’un élan ému, amoureux, envers une œuvre incomparable. ♦

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Nathalie Watteyne, Collectif
Montréal, Presses de l'Université de Montréal
2018, 240 p., 31.95 $