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Chasseuse de tornade

La journaliste d’enquête Kate Page sonde les décombres de la tourmente humaine.

Thématique·s
Polar

La journaliste d’enquête Kate Page sonde les décombres de la tourmente humaine.

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Entre la lecture des chapitres de L’ange (en)volé, dernier polar de l’auteur ontarien Rick Mofina traduit par les éditions Alire, je suis allée chercher sur internet des images et des vidéos de tornades. Je me suis familiarisée avec les différentes formes, les différents types, les différentes classes. J’ai regardé des bandes de caméras de surveillance qui avaient enregistré, de l’intérieur, ce qui se produit au passage de la trombe : une noirceur soudaine, un bruit sourd, un tremblement dramatique, des fenêtres qui éclatent, des parois qui s’envolent, l’écran qui s’éteint. Je me suis prise de fascination, le temps de quelques jours, pour ce phénomène de chasseurs d’orages, ces aventuriers qui traquent les tornades, qui s’en approchent au plus près pour les photographier, et en capter le son et les ondulations. À l’instar de ces chasseurs, la journaliste Kate Page traque les indices entourant la disparition de Caleb Cooper. Au moment où la queue d’une tornade ratisse la communauté de Wildhorse Heights au Texas, la plongeant dans le chaos, le petit bébé « s’envole » à l’instant où les lumières s’éteignent. L’ellipse qui circonscrit l’événement de cette disparition laisse subsister le doute : est-ce la conséquence hasardeuse d’une catastrophe naturelle ou l’objet d’un crime ?

Une sorcière qui vole

Si la traduction française du titre original, Whirlwind, met d’emblée en jeu (de façon plutôt évidente) le nœud de l’intrigue — volé ou envolé, le bébé ? — cette ambiguïté est très vite désamorcée au profit d’un déploiement narratif élaboré. En effet, Mofina réunit autour d’une tragédie, comme dans un mouvement de vortex, toute une ramification d’événements collatéraux, qui fait de l’histoire un concours de circonstances singulier. Loin des récits classiques de meurtres macabres et de conspirations, la disparition de l’enfant est le pôle d’attraction d’enjeux plus vastes : le marché illégal de l’adoption et le travail peu régulé des mères porteuses ; la condition précaire des hommes et des femmes, et la santé de ces dernières dans le contexte politique et économique du sud des États-Unis ; le trafic de drogue et celui de pornographie juvénile. Les person-nages, bons ou vilains, ont tous un rapport traumatique à l’enfance qui lie leurs destins à un seul enfant, dont l’enlèvement ou le retour est la promesse d’un baume sur de vieilles blessures.

La protagoniste, Kate Page, mère monoparentale ayant laissé derrière elle sa fille pour faire la couverture médiatique des ravages de la tornade, est devenue journaliste, nous l’apprenons, parce qu’elle a perdu sa jeune sœur dans un accident de voiture : « Elle était hantée. Jenna se tourna vers Kate et la regarda dans les yeux. Un lien se créa entre les deux femmes. Dans ce moment d’intense émotion, Jenna chercha sur le visage de Kate le mensonge. Mais elle n’en trouva pas. Elle hocha la tête, certaine que Kate comprenait vraiment. » Alors que la fille de Kate lui demande si on est au Texas comme dans Le magicien d’Oz, « avec une sorcière qui vole », il s’avère que la disparition est bien l’affaire d’un vol, dont on ignore les réelles motivations, de même que l’issue.

Un nuage de poussière

L’enlèvement du petit Caleb est par ailleurs le prétexte d’une exploration de la « Tornado Alley », de ces plaines américaines, et des paysages texans. Cet univers vaste est le point de mire d’individus venus de Chicago, de Los Angeles et de Russie qui tous, d’une manière ou d’une autre, ont un intérêt dans la vie de simples citoyens texans assaillis, dans ces temps troubles, par « une tornade d’émotions ». La modestie et la précarité de leur situation sont soulignées pour mettre de l’avant la résilience de ceux touchés par la misère. Ainsi l’auteur joue sur les plans macro et micro pour traduire les différents registres et lignes de fuite d’un événement catastrophique et de ses effets chaotiques. En effet, c’est comme si, dans la détresse et l’urgence qui s’installent à la suite du passage de la tornade, quand tout est éparpillé et disséminé, le travail d’enquête et celui d’écriture remettaient les choses en ordre, leur donnaient une cohérence renouvelée. Sorte de rédemption.

Mofina, auteur de polar prolifique, dont la formation de journaliste se remarque dans la description de l’univers des salles de presse, dans le rendu de la tension d’un tel milieu de travail et dans la logique narrative qui conduit l’enquête de Kate Page, propose ici un roman assez divertissant. Bien qu’il soit empreint de bons sentiments, que les monologues intérieurs parfois redondants alourdissent le déroulement de l’action, et que le dénouement soit à certains égards prévisible, le récit — bien ficelé et complexe — en assure la cohésion. Premier tome d’une trilogie, L’ange (en)volé est une mise en bouche convaincante et met la table pour la suite des aventures de Kate Page. ♦

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Rick Mofina
Pascal Raud
Lévis, Alire
2019, 448 p., 26.95 $