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Charpenter les possibles

Près de sept ans après la parution de son virtuose premier roman, À la recherche de New Babylon (La Peuplade, 2015), Dominique Scali nous revient avec un pavé maritime, qui prolonge son laboratoire d’expériences des sociétés extrêmes.

Littératures de l'imaginaire

Près de sept ans après la parution de son virtuose premier roman, À la recherche de New Babylon (La Peuplade, 2015), Dominique Scali nous revient avec un pavé maritime, qui prolonge son laboratoire d’expériences des sociétés extrêmes.

Ceux et celles qui, comme moi, se souviennent de l’entrée explosive de Dominique Scali en littérature seront rassuré·es d’apprendre que le Québec n’a pas perdu l’une de ses voix les plus originales. Pour comprendre cet intervalle considérable, dont les diktats de la rentrée littéraire nous ont détourné·es, il faut s’intéresser à la méthode de travail encyclopédique de l’autrice. Journaliste de profession, elle passe beaucoup de temps à se documenter sur son sujet avant de se mettre à l’œuvre. Afin de rédiger son premier roman, un «métawestern» génial, elle a épuisé le répertoire cinématographique du genre, écouté du Ennio Morricone en boucle et potassé les classiques qui composent la collection de feu Bertrand Tavernier, «L’Ouest, le vrai», à Actes Sud, de même que le riche catalogue des éditions Gallmeister. On l’imagine, pour les besoins de son dernier ouvrage, avoir longuement écumé les Sept Mers avec Alexandre Dumas, Victor Hugo, Herman Melville et Alexander Kent, mais également Ernest Shackleton, Jean-François de La Pérouse, Jacques Cartier et James Cook. En épluchant les relations de l’âge d’or de l’exploration maritime, les manuels techniques et les dictionnaires d’argot, qui rendent le lexique de la mer aussi vaste que les océans, l’autrice s’est constitué une solide membrure sur laquelle affiner son vaisseau. Bref, le résultat est absolument ahurissant tant il apparaît fouillé (sans tendre vers l’artifice), architectural et organique, monumental et intimiste.

L’amertume de l’impermanence   

Les marins ne savent pas nager explore un XVIIIe siècle alternatif situé sur la mythique île bretonne d’Ys, qui, selon la légende, aurait disparu sous les flots. Scali en fait ici une république méritocratique, qui confine le commun des mortels et les déshérités à une vie de parias naufrageurs. Ils ont le choix entre rebâtir perpétuellement ce que les marées balaieront bientôt comme châteaux de sable, ou grappiller les menus trésors que les nombreuses tombes marines de la prospérité élective laissent entre de tranchants récifs. Nos pas suivent ceux de Danaé Poussin, orpheline qui s’efforce de survivre sur le rivage impitoyable des Échouements, côte annuellement submergée par les grandes marées, toujours plus violentes. Comme dans les meilleurs romans d’apprentissage, les personnages hauts en couleur défilent dans la vie de la protagoniste, avec l’amertume de l’impermanence et le désespoir engendré par les déconvenues, qui succèdent invariablement aux embellies. C’est d’abord un duelliste qui, expulsé de la cité, tâche de la regagner en éduquant les sacripants qui écument l’estran. Suivent un contrebandier charismatique; un citadin ayant fait fortune dans les assurances proposées aux armateurs; un pilote idéaliste qui rêve d’abolir la noyade; finalement, son fils adoptif, qui, en mettant un terme à une tyrannie, en crée une plus cruelle encore.

Sur une île, les habitants se connaissent. Insularité rime généralement avec honnêteté. […] À Ys, c’était le contraire. L’île était trop grande, ses contours trop raboteux. Sa finitude contenait un infini de grandes caches qui en contenaient de plus petites. Dès la genèse, cette terre avait été un lieu d’avarice où il fallait protéger des trésors de la convoitise, défendre son carré de galets de l’envahissement.

Invention cardinale

Sur plus de sept cents pages, l’élégance du style et la densité du propos ne faiblissent jamais, gonflant la grand-voile de cette caravelle aventurière, manœuvrant avec grâce entre les hauts-fonds et évitant les écueils narratifs. On lit ce roman avec la fièvre que seul·es les maîtres du feuilleton savent inspirer, et on s’émerveille de découvrir en Scali une bâtisseuse de mondes – qualité prisée entre toutes chez les adeptes des littératures de l’imaginaire. Car l’écrivaine a beau se gaver de références historiques, on se rend bien compte, ici encore plus que dans À la recherche de New Babylon, que ce qu’elle fait avec une aisance bluffante, c’est inventer. Inventer des rites et des adages qui sont la virgule des cultures; inventer des façons d’être et leur insuffler des vies de papier. Qui peut savoir, dès lors, où Scali nous entraînera la prochaine fois? Son éditeur la dit «nostalgique de toutes les époques qu’elle n’a pas vécues». Et moi, quelque chose me laisse croire qu’elle aspire aussi à tout ce qui, peut-être, sera ou aurait pu être. Avec Les marins ne savent pas nager, elle montre en tout cas l’immense polyvalence de son talent, révélant l’endurance de ceux et celles qui font œuvre, ainsi que l’unicité de sa voix. Larguez les amarres!

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Dominique Scali
Saguenay, La Peuplade
2022, 728 p., 32.95 $